«La fiscalité comprend un aspect économique fondamental. C’est cette intersection entre le droit et le business qui m’a toujours intéressée.» Natalie Dini est avocate fiscaliste et associée chez Tax Partner. Basée à Zurich, l’entreprise est arrivée en tête du classement 2022 des meilleurs experts fiscaux et fiduciaires de Suisse établi par l’institut de sondage Statista, en collaboration avec le magazine Bilanz. La firme de 60 collaborateurs est première dans le groupe «cabinets de conseil fiscal de 50 à 249 employés». 

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Aujourd’hui, les femmes représentent près de 40% des experts fiscaux et d’audit en Suisse, selon l’association faîtière Expertsuisse. «C’est évidemment une reconnaissance», se réjouit Natalie Dini, qui travaille autant pour de grandes entreprises que pour des PME ou des particuliers.Et l’on peut dire que l’on vient de loin: «Le pourcentage de femmes qui suivent une formation d’expert-comptable ou fiscal est passé de 3% en 1982 à 36% en 2021», détaille Joachim Beil, responsable de la Suisse romande chez Expertsuisse.

Peu de femmes aux postes plus élevés 

Cette forte augmentation ne se reflète cependant pas à tous les postes. Les conseils d’administration sont composés en moyenne de 87% d’hommes et seulement deux femmes sur dix font partie de la direction, selon l’étude de marché menée en 2021 par Expertsuisse et l’Association suisse des conseillers en management (ASCO). «De nombreuses femmes compétentes et motivées sont présentes dans le domaine, mais peu accèdent aux postes les plus élevés de la hiérarchie», regrette Natalie Dini.

Dans le domaine de la finance, la compétition se révèle tout aussi rude. «C’est un milieu qui reste très masculin, surtout au niveau des hauts postes», renchérit Rajna Gibson Brandon, professeure de finance au Geneva Finance Research Institute. La spécialiste a par exemple été membre du conseil d’administration de la compagnie de réassurance Swiss Re pendant dix-huit ans «et durant treize années, j’étais la seule femme».

Mais qu’est-ce qui ralentit les femmes? «On attend des employés dans la finance qu’ils soient disponibles à chaque instant, explique Rajna Gibson Brandon. La flexibilité est obligatoire mais difficilement conciliable avec les temps partiels et la vie de famille.» De plus, certaines femmes s’autocensurent, regrette la professeure. «Elles observent la compétition omniprésente et imaginent directement qu’elles n’y arriveront pas, ce qui fait qu’elles se découragent. C’est dommage. Les femmes doivent prendre confiance en elles. Les hommes ont généralement une meilleure estime d’eux-mêmes et de leurs capacités, alors que les femmes tendent à se dévaloriser, à s’interdire à tort de viser trop haut, même quand elles sont compétentes.» La professeure identifie également les biais de genre persistants dans les métiers. «Il faut agir dès la petite enfance via l’éducation pour supprimer ces constructions sociales.»

Des biais insidieux

Ces biais se retrouvent aussi de manière plus insidieuse. «Dans le domaine du droit, les femmes se dirigent plutôt vers le droit de la famille ou la médiation, constate Anna Vladau, avocate fiscaliste à Lausanne. Le droit fiscal, bancaire et d’affaires est quant à lui encore un domaine masculin dans l’imaginaire collectif.»

Anna Vladau a cofondé sa propre étude avec une amie d’université avant de s’associer au sein de l’étude internationale Bonnard Lawson. Selon elle, le sexisme, omniprésent il y a quelques années, tend à diminuer avec les nouvelles générations. Il reste néanmoins sous-jacent. «Les commentaires, plus ou moins dés-obligeants, sont toujours présents. On est également jugées sur la question des enfants, qu’on en ait ou non, sur notre âge. Pour la prospection, il faut constamment s’adapter, sous peine de paraître trop ambitieuse ou au contraire trop conciliante, des clichés qui ne touchent pas les hommes.»

Le métier doit encore lutter contre ses préjugés. «Je ne corresponds pas au stéréotype de la fiscaliste, ce qui implique qu’il faut d’autant plus que je prouve ma valeur. Certains clients, inconsciemment probablement, ne s’imaginent pas une femme pour gérer leurs finances.»Expertsuisse vise à moderniser l’image de l’expert-comptable et fiscal. «Ce sont des métiers parfois trop vite mis de côté par les jeunes alors qu’ils offrent des carrières intéressantes, dit son responsable romand, Joachim Beil. La présence croissante de femmes permet aux nouvelles générations de s’inspirer, c’est un cercle vertueux.»

La Suisse, un pays très patriarcal

La part des femmes suivant une formation d’expert fiscal en Suisse a augmenté de presque 20% en une année pour atteindre 43% de femmes en 2022. La Suisse se révèle cependant particulièrement en retard en matière d’égalité. Anna Vladau organise des événements dédiés aux professionnelles dans le milieu: «Les femmes qui ont suivi un parcours international aux Etats-Unis ou à Singapour avant de venir en Suisse sont choquées du rapport encore très patriarcal aux femmes dans notre pays, notamment dans les postes clés.»

Comment faire alors pour lutter contre cette discrimination? «J’ai longtemps trouvé que les quotas dévalorisaient les femmes, mais il faut peut-être passer par là pour obtenir l’égalité, avance Rajna Gibson Brandon. Les pays nordiques ont instauré des quotas dans les entreprises, ce qui leur a permis d’atteindre la parité dans les conseils d’administration.» L’inscription de cet objectif dans le cahier des charges des managers constitue également une technique intéressante. «Lorsque cette mission fait partie intégrante des objectifs à atteindre et des critères de rémunération, on constate une bien meilleure volonté de changement.»

Anna Vladau plaide pour une flexibilisation générale de la société. «Il faut que les hommes aussi adoptent des temps partiels, prennent du temps pour leur famille et leurs loisirs. Ainsi, les demandes – et les carrières – des femmes seront moins directement stigmatisées.» Un avis partagé par Natalie Dini: «Je suis contre l’imposition de contraintes au travers de la loi, mais une prise de conscience sociétale est primordiale. C’est aux clients désormais de faire le choix de s’associer avec des cabinets aux équipes égalitaires.»


L’importance du réseau

<p>Rajna Gibson Brandon, professeure de finance <span>au Geneva Finance Research Institute. </span></p>

Rajna Gibson Brandon, professeure de finance au Geneva Finance Research Institute. 

© Lionel Flusin

Pour les trois expertes interrogées, les réseaux constituent également une pierre angulaire du succès. Expertsuisse a créé en 2011 le Réseau des femmes afin de promouvoir le recrutement des femmes dans le secteur. L’association Women of International Fiscal Association Network (WIN) a quant à elle été lancée en 2013 au niveau international pour représenter et mettre en contact les femmes actives dans le domaine de la fiscalité internationale. Le WIN Suisse a été lancé en 2016. «Je crois beaucoup au mentorat, ajoute la professeure de finance Rajna Gibson Brandon. Les échanges d’expérience, de réseau, de savoir-faire sont enrichissants.» Pour elle, le problème reste néanmoins que ces réseaux sont seulement féminins. «Tant que les hommes ne seront pas inclus dans le processus, ils ne se sentiront pas concernés et les pratiques ne changeront pas durablement.»

AM
Audrey Magat