En trente ans, le visage de la transmission d’entreprise en Suisse s’est métamorphosé: d’un héritage quasi exclusivement familial, elle est devenue un terrain de jeu bien plus varié. Comme l’explique Claude Romy, administrateur indépendant et formateur, ce basculement s’explique à la fois par le désintérêt croissant des successeurs potentiels et par l’ouverture progressive de marchés autrefois cartellisés. «Cette évolution a aussi été favorisée par une sensibilisation accrue des propriétaires et des repreneurs, grâce aux médias et aux associations professionnelles», souligne-t-il.
Aujourd’hui, les propriétaires d’entreprise se montrent plus exigeants dans le choix de leurs conseillers, lesquels se professionnalisent à leur tour, comme en atteste le succès des programmes de formation spécialisés. Parallèlement, le cercle des acheteurs s’est élargi: aux industriels s’ajoutent depuis une vingtaine d’années les fonds de private equity, mais aussi des investisseurs privés fortunés. Plus récemment, les «search funds» commencent également à se faire une place.
Fonds de recherche
Apparus dans les années 1980 aux Etats-Unis, ces fonds permettent à de jeunes entrepreneurs de lever un petit capital initial pour financer la recherche d’une entreprise cible prometteuse. Une fois la société trouvée, une augmentation de capital avec les mêmes investisseurs est effectuée pour l’acquisition, reliant ainsi les cédants aux entrepreneurs de nouvelle génération et assurant la continuité sur le long terme.
«Les fonds de recherche sont bénéfiques pour toutes les parties impliquées: les cédants peuvent vendre leur entreprise plus rapidement à un professionnel de leur secteur sans être contraints de rester longtemps, les entrepreneurs acquéreurs obtiennent le capital nécessaire pour reprendre une société rentable et les investisseurs bénéficient de très bons retours sur investissement avec un risque réduit», indique Christophe Zaretti, directeur du fonds de recherche Invecz.
En tant qu’ingénieur en électronique disposant de vingt ans d’expérience dans diverses industries, il cherche à reprendre et à diriger une entreprise dans le secteur industriel. Il travaille en partenariat avec la société NCA, à Baar (ZG), spécialisée dans l’aide à la succession de PME, qui se distingue par le recrutement d’entrepreneurs expérimentés pour assurer une opérationnalité rapide et une continuité de l’entreprise. «Cette approche privilégie la croissance commerciale et l’optimisation des processus pour réduire les coûts plutôt que les ressources, contrairement à certains modèles de private equity», ajoute-t-il.
Entre 10 et 20 millions
Raphaël Gindrat, cofondateur de la start-up Bestmile, a lancé il y a deux ans avec deux associés le fonds de private equity Nuavo, dédié à l’acquisition et au développement de PME. Après avoir levé une trentaine de millions de francs, Bestmile, longtemps perçue comme une success-story, a fait faillite en 2021. Fort de cette expérience, l’entrepreneur a décidé de concentrer son énergie sur des sociétés déjà rentables et bien établies.
«L’objectif est d’aider ces entreprises à se moderniser, notamment en matière de nouvelles technologies, de digitalisation, de vente et de marketing, en appliquant les méthodes des start-up», dit-il. Le fonds vise à acquérir plusieurs PME suisses au cours des dix prochaines années. Une première acquisition, le fabricant de fenêtres et portes en PVC Domofen, a été annoncée en mars 2025.
Nuavo se concentre sur les PME dont la valeur se situe entre 10 et 20 millions de francs, «une taille souvent négligée par les fonds de private equity classiques», précise Raphaël Gindrat. Le fonds se distingue également par sa gouvernance: il est dirigé par des entrepreneurs et non des financiers, ce qui permet une meilleure implication dans la vie quotidienne des entreprises acquises. «Contrairement aux fonds traditionnels qui ont un horizon de temps court, nous nous engageons sur le long terme et ne cherchons pas à revendre les sociétés rapidement», ajoute le cofondateur.
70%
Selon le cabinet McKinsey, environ 70% des fusions et acquisitions d’entreprises au niveau international sont des échecs partiels ou complets.
60%
Depuis 2014, 60% des fonds de recherche ont réussi à acquérir une entreprise, selon une étude de la Stanford Graduate School of Business. Depuis 1986, 73% des fonds de recherche ont généré des rendements positifs.
En ce qui concerne les enjeux en matière de transmission d’entreprise, il souligne l’importance de la préparation et de l’anticipation du processus, qui peut être «long et émotionnel» pour le vendeur. «Une transaction ne se limite pas à un aspect financier: elle revêt aussi une forte dimension personnelle, notamment dans le cas des entreprises familiales. Notre objectif est de proposer une solution durable, qui aide les entrepreneurs à trouver le partenaire le mieux adapté pour assurer la continuité et le développement de leur société.»
Perspective générationnelle
La fondation F. G. Pfister, propriétaire de la holding du même nom, laquelle a vendu ses magasins de meubles au groupe autrichien XXXLutz en 2019, investit aujourd’hui dans des PME suisses à la recherche d’une solution de succession. Ce type de modèle demeure encore rare en Suisse. Là aussi, l’approche se distingue des private equity classiques.
«Notre objectif n’est pas de démanteler des entreprises pour revendre leurs divisions les plus rentables, indique Roland Zaugg, membre du conseil d’administration de F. G. Pfister Holding. Sans pression d’investissement, nous pensons en termes de générations et raisonnons dans une perspective de long terme. La cession de nos participations n’est pas envisagée: lorsqu’une PME rejoint notre groupe, elle continue à se développer dans la continuité de son histoire.»
En d’autres termes, la fondation souhaite proposer une solution durable, axée sur la conservation et l’évolution des entreprises. Si souhaité, elles peuvent avoir accès à son réseau et à son savoir-faire, tout en conservant leur liberté entrepreneuriale. Le but est d’investir à long terme dans des sociétés solides et pérennes, qui maintiennent et créent des emplois, contribuant ainsi à renforcer la place industrielle suisse. «Nos investissements ciblent des PME de 50 à 150 collaborateurs, réalisant un chiffre d’affaires annuel d’au moins 10 millions de francs et disposant d’une rentabilité éprouvée», précise Roland Zaugg.
On cite souvent le chiffre de 75 000 entreprises suisses qui seraient à la recherche d’un repreneur. Toutefois, selon Claude Romy et Xavier Fromaget, directeur de PME Successions, cette estimation en provenance du Seco ne reflète pas la réalité des entrepreneurs et devrait être relativisée. Le nombre réel de sociétés en vente serait plutôt de quelques centaines par an en Suisse romande et de quelques milliers en Suisse.
Depuis 2020, la fondation a pris des participations dans neuf PME, essentiellement en Suisse alémanique. Elle n’a pas fixé de limite supérieure au nombre de ses participations. A l’avenir, elle souhaite être également considérée en Suisse romande comme un partenaire potentiel pour les solutions de succession externes en raison de sa philosophie d’investissement.
Objectifs clairs et ouverture
«Lors d’une cession d’entreprise, l’essentiel est d’avoir des objectifs clairs et de rester ouvert», résume Claude Romy. Les fondateurs, souvent très attachés à leur «œuvre», peuvent parfois manquer de réceptivité face aux solutions proposées, tandis que la présence de plusieurs actionnaires favorise au contraire les discussions et l’ouverture. Car au fond, tout se joue dans un choix: viser la meilleure valorisation financière ou privilégier la continuité de l’entreprise. «Deux idéaux difficiles à maximiser simultanément.»