Il vous donne rendez-vous à 7h15 avant une longue journée de cours devant des managers venus du monde entier. A l’IMD, Michael Wade dirige le Global Center for Digital Business Transformation, une initiative lancée conjointement avec le groupe Cisco, l’une des entreprises emblématiques de la Silicon Valley. Le professeur anglo-canadien est aussi le coauteur du livre Digital Vortex: How Today’s Market Leaders Can Beat Disruptive Competitors at their Own Game (2016, Editions IMD), une sorte de bible de la transformation numérique. Ce qui lui vaut de sillonner le monde sans répit comme enseignant et consultant.

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Il a notamment travaillé avec Credit Suisse, Zurich Financial Services, Honda, AXA, Tetra Pak, Cartier… Il nous souffle le titre de son prochain ouvrage, le neuvième, à paraître en février prochain: Orchestrating Transformation. Musique!

Quelles sont les industries qui sont les plus touchées par la numérisation?

Les médias et l’industrie du divertissement sont clairement au centre du vortex, pour reprendre notre métaphore météorologique. De manière générale, les branches économiques qui reposent sur des produits ou des services immatériels et donc numérisables sont les plus exposées. Un autre exemple? Avec l’arrivée de nouvelles technologies, de nouveaux modèles d’affaires et de nouveaux acteurs, notre domaine, l’industrie de l’éducation, est lui aussi en passe d’être bouleversé. Ce qui ne veut pas dire que les autres branches peuvent se reposer sur leurs lauriers. Y compris les secteurs d’activité comme les transports. Personne n’avait vu venir Uber.

Faut-il alors continuer de raisonner par industrie?

Justement, cette manière de voir n’est plus toujours adaptée à la nouvelle réalité. D’ailleurs, les «disrupteurs» ne pensent pas exclusivement en termes de secteurs ou d’industries.

Dans les classements sur l’innovation, la Suisse sortait régulièrement en tête. Jusqu’à l’arrivée des critères liés à la numérisation…

D’après celui de l’IMD, la Suisse occupe le quatrième rang. Ce qui est respectable. Nombre d’entreprises actives dans les cryptotechnologies, par exemple, s’établissent ici parce que les conditions-cadres, notamment le cadre légal, restent ouvertes et souples. La Suisse abrite encore et toujours d’excellentes universités. Sans parler de la qualité de la main-d’œuvre. Bref, elle continue de jouir d’une bonne base pour affronter la numérisation.

Que faudrait-il pour revenir au sommet?

Le défi est culturel. Qu’est-ce qui fait le succès de la Suisse depuis des siècles? L’attention portée aux détails. L’exemple classique, c’est bien évidemment l’horlogerie. Mais désormais, il faut trouver un nouvel équilibre entre la vitesse d’action et cette obsession du travail bien fait.

Pourquoi?

Dans un nombre croissant de domaines, le perfectionnisme et le temps accordé aux détails risquent de conduire à l’échec. La technologie est cruciale. Mais si vous ne prenez pas le facteur humain en considération, si vous ne repensez pas votre management et votre organisation, vous courez à l’échec. Voilà pourquoi il faut parler de transformation et non pas seulement de numérisation.

Qui sont les bons et les mauvais élèves?

Les grandes compagnies helvétiques investissent massivement dans leur transformation numérique. Y compris les banques. Mais les exemples à suivre ne se situent en général pas en Suisse. Il faut regarder dans les pays qui se sont trouvés au centre du vortex et qui n’avaient d’autre choix que de reconstruire leur organisation dans ses fondements. Le groupe BBVA en Espagne. Il a réémergé d’une crise profonde en devenant beaucoup plus agile. Le groupe ING en Hollande ou la Danske Bank au Danemark. Assez naturellement, les géants du numérique et de la technologie sont eux-mêmes exemplaires en termes de management.

Et les PME?

Elles profitent des avantages liés à leur taille: l’agilité et la rapidité. Le défi pour elles, c’est monter en puissance. Vous pouvez avoir un produit super-cool, mais passer à la production industrielle de masse reste problématique. Les petites entreprises sont de plus en plus mises au défi par les plateformes, notamment dans l’univers B2C. C’est un peu différent dans le B2B et dans les produits de niche.

Vous parlez principalement d’entreprises jeunes. Mais quid des sociétés plus traditionnelles?

C’est plus compliqué. Il s’agit souvent d’entreprises familiales bien implantées dans leur domaine. Prenez l’exemple des détaillants horlogers. L’industrie dans son ensemble est en train de revoir toute sa distribution. Les grandes marques ouvrent leurs propres boutiques, elles travaillent avec de très gros distributeurs, elles vendent de plus en plus sur internet. Résultats, les boutiques se retrouvent dans une position intenable.

Quelles sont les technologies les plus «disruptives»? Qu’en est-il de la blockchain?

Nous suivons systématiquement toutes les technologies. Mon opinion personnelle, c’est qu’on surestime l’impact de la blockchain. Son potentiel de disruption est moins important que ce qu’on dit. OK, les gens ont été surpris et comme choqués par l’avènement du bitcoin. Mais la blockchain, si elle pousse à la transformation de certains domaines, ne va pas pour autant changer le monde comme on peut le lire parfois. D’ailleurs, actuellement, il existe très peu d’applications pratiques hormis les cryptomonnaies. D’autres technologies, en revanche, sont sous-estimées.

Lesquelles?

La technologie qui va vraiment changer nos vies, c’est l’intelligence artificielle. Imaginez: quand nous aurons des machines aussi intelligentes que nous en général (pour des tâches spécifiques, elles le sont déjà), il nous faudra tout repenser.

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Le potentiel de disruption de la blockchain est surestimé, juge Michael Wade.
© Stéphanie Liphardt

L’intelligence artificielle dite générale est loin d’être une réalité…

C’est vrai. Nous en sommes encore à la phase des grandes discussions et des spéculations. Mais pour moi, ce n’est qu’une question de temps. Aucun domaine de l’économie et de la société n’échappera aux remises en question liées à l’intelligence artificielle.

Comment les PME doivent-elles se préparer?

A nouveau, la situation n’est pas la même dans toutes les branches, selon que vous êtes dans le monde physique ou dans l’immatériel. Dans la mécanique de précision, par exemple, vous disposez sans doute de plus de temps pour vous adapter. Comme dans l’agriculture ou l’industrie de la construction. En revanche, si vous êtes dans l’achat et la vente d’immeubles, vous êtes condamnés à relativement court terme. Un algorithme va très avantageusement remplacer les courtiers.

Et le facteur confiance, essentiel dans beaucoup de services, notamment financiers?

Traditionnellement, la gestion de fortune est en effet tributaire des relations humaines. Ce sera très différent à l’avenir. Parce qu’un algorithme, là encore, connaîtra votre situation personnelle, votre profil de risque et les produits d’investissement à disposition beaucoup mieux que votre banquier. Dans le sur-mesure, il sera imbattable. Encore une fois, ce n’est qu’une question de temps.

Dans ce contexte, le management du changement ne doit-il pas être repensé?

Dans les années 1990, le professeur John Kotter, de la Harvard Business School, a défini les huit étapes de la conduite du changement: la prise de conscience de l’urgence du changement, la formation d’une coalition directrice au sein de l’entreprise, le développement d’une stratégie, la communication de cette vision… Le problème, c’est que cette méthode est linéaire et trop lente. Dans un monde qui bouge constamment, le temps que vous arriviez à l’étape trois ou quatre, vous avez raté le train. Voilà pourquoi il nous faut une approche nouvelle.

L’agilité numérique, le mot est lâché…

La première composante de ce management agile, c’est ce que j’appelle l’hyper-attention. Il faut être constamment à l’affût de ce qui se passe à l’extérieur de l’entreprise. Repérer les technologies émergentes et les nouveaux modèles d’affaires qui éclosent un peu partout, même s’ils ne concernent a priori pas votre secteur d’activité. A l’interne, il faut être à l’écoute des collaborateurs et de leurs idées, comprendre aussi ce qu’ils ressentent. Une fois les décisions prises, sur la base de ces informations, il faut les mettre en œuvre très rapidement.

Y a-t-il un problème de génération?

Non, pas forcément. Je connais des sexagénaires qui sont agiles et à l’aise avec la numérisation. Bien sûr, il y a une certaine corrélation entre l’âge et l’appétence au changement parce que les collaborateurs plus âgés sont presque par définition en place depuis plus longtemps. Mais, en fin de compte, c’est une question d’état d’esprit, de culture d’entreprise, d’innovation managériale. Un exemple? On pourrait généraliser ce que j’appelle le mentoring inversé. Le principe est simple: au lieu du collaborateur expérimenté qui prend un jeune sous son aile comme jusqu’ici, on inciterait le senior à se laisser guider par un millennial encore tout neuf dans l’entreprise, mais plus versé dans les nouvelles technologies. Tout le monde en sortirait gagnant.

Cette transformation engendre-t-elle des souffrances? Y a-t-il un lien de causalité entre numérisation et burn-out?

Je n’ai pas de données empiriques pour répondre de manière affirmative. Je me base sur ce que j’observe. Et j’en vois moins que ce que j’anticipais. Pourquoi? Les êtres humains s’adaptent assez naturellement. Il faut être connecté toute la journée? Ils font avec. Ce qui est source de stress, c’est que le changement ne s’arrête jamais.

C’est-à-dire?

Nous aimons procéder par projets successifs. Ces projets ont un début, un milieu et une fin. Mais aujourd’hui, on ne conclut jamais. C’est d’ailleurs le problème que j’ai avec le terme «transformation» lui-même, que j’utilise pourtant. Il sous-entend qu’il y a un terme au processus. La réalité, c’est que nous sommes dans un mouvement continu. Et ce mouvement, il faut l’orchestrer. Il passe par l’informatisation, certes, mais aussi par la redéfinition des produits, la réorganisation de l’entreprise, la mise en place de nouvelles incitations pour les collaborateurs… Et quand on croit qu’on est arrivé au but, ça recommence.

Vous avez écrit votre livre phare, «Digital Vortex», en collaboration avec trois auteurs qui travaillent chez Cisco. C’est d’ailleurs cette entreprise sise dans la Silicon Valley et son fondateur, John Chambers, qui soutiennent votre programme de recherche à l’IMD. Pourquoi ce choix d’une école basée à Lausanne pour mener cette recherche assez unique sur la transformation numérique?

En effet, on peut se poser la question. La direction de Cisco a d’abord étudié la possibilité de travailler avec l’Université Stanford, qui se trouve à quelques kilomètres de son siège. Ils ont aussi approché le MIT, avec lequel ils collaborent déjà. Mais ils ont craint que la recherche ne prenne un tour trop académique et ne traite pas les aspects business de la numérisation. Alors qu’à l’IMD, nous sommes en contact constant avec des managers venus du monde entier. En deux mots, nous sommes en prise directe avec les problèmes bien réels des entreprises et de leurs dirigeants, tous secteurs confondus. Ce matin, par exemple, j’aurai dans ma classe des représentants des industries minière et pétrolière. Ils ne sont pas en priorité concernés par la numérisation, mais ils ont compris qu’ils devaient néanmoins être préparés.

A la base, vous n’êtes pas vous-même un pur académique…

Dans les années 1990, je dirigeais une entreprise d’e-commerce. J’ai aussi été à la tête d’une société de traduction. A l’époque, nous avons complètement «disrupté» un secteur d’activité parfaitement adapté à l’internet. Nous mettions des clients comme les constructeurs de voiture ou les entreprises pharmaceutiques en contact avec des traducteurs installés aux quatre coins de la planète avec une efficacité redoutable. Un excellent business… que nous avons vendu en 2000. Aujourd’hui, avec les programmes de traduction et les progrès de l’intelligence artificielle, la donne est complètement différente. Et les marges sur la traduction ont fondu. Un exemple, un de plus, tiré de mon expérience personnelle, celui-là. Il montre à quel point, en matière d’innovation, le timing reste absolument crucial.


Bio express:

  • 1968 Naissance à Londres
    2002 Thèse de doctorat en stratégie des systèmes d’information à la Ivey Business School, Western University (Canada)
    2010 Nommé professeur à l’IMD, à Lausanne
    2015 Crée et occupe la chaire Cisco de Digital Business Transformation à l’IMD
    2016 Publication de son livre phare: «Digital Vortex »

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