Impossible d’apposer une étiquette, ni même dix, à celui que les étudiants de l’EPFL appellent familièrement «Chris» tant ses casquettes sont nombreuses. L’Italo-Américain vous dira qu’il enseigne le design thinking, la digital strategy et développe parallèlement un CAS en management de la technologie et de l’innovation, une formation de quelques jours destinée aux entrepreneurs. Il encadre également l’Executive MBA de l’EPFL et cherche à comprendre comment les entreprises gèrent la transition vers des technologies et des business models nouveaux.

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Tout éveille sa curiosité. Son bureau pourrait être celui du professeur Tournesol. Les nombreuses publications semblent converser avec un billet de 1000 lires exposé sur son bureau, non loin des photos de famille et des diplômes du MIT Sloan et de Stanford. Le docteur en management est connu de New York à Shanghai, Rome ou Londres, où il donne des conférences magistrales, échange sur le monde de demain et se nourrit de la fantastique capacité de l’humain à se renouveler.

PME: Christopher Tucci, vous avez dirigé une étude sur le niveau de digitalisation de la Suisse en 2016. Vous pointiez alors le retard en matière d’e-services et d’investissements, ainsi que le manque de soutien politique. Qu’en est-il, selon vous, quatre ans plus tard?

Christopher Tucci Il y a eu une grosse évolution dans presque tous les domaines: infrastructures, cadre légal, protection des données, utilisation des capteurs, développement de la smart city, aide à la gouvernance. Les investisseurs privés et publics, à l’image d’Innovaud, sont aujourd’hui très actifs. Les montants des aides deviennent aussi plus importants. La Suisse, et particulièrement ses PME, a une énorme carte à jouer.

Une réponse un brin diplomatique, non?

(Rire.) Nous avons un écosystème industriel solide et innovant. Dans l’industrie, avec relativement peu d’investissements, une entreprise peut gagner en compétitivité en automatisant certaines tâches et en rendant les machines intelligentes grâce à des capteurs ou de la réalité augmentée. Qui plus est, les fournisseurs de capteurs sont ici, les spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) et les analystes de données aussi. On peut se lancer presque sans réfléchir, car le retour sera forcément payant. Ne rien changer, c’est se condamner à mourir, car tous les autres acteurs autour de vous vont évoluer.

Le virage numérique est amorcé pour beaucoup d’entreprises. Mais il reste un enjeu de taille au quotidien. Quelle est l’approche la plus pertinente?

Les opportunités sont très nombreuses pour les PME, mais ces dernières disposent de beaucoup plus de données que par le passé pour faire les bons choix. La première chose à mettre en place et qui est accessible à toute structure quels que soient son secteur d’activité ou son modèle de business, c’est l’utilisation de softwares pour alléger certains processus et gagner en efficacité. Cet investissement de base permet de couper rapidement dans les coûts. Un exemple: numériser les notes de frais ou les modes de réservation. Ces démarches peuvent facilement être automatisées. Passé cette étape, vous pouvez alors changer vos produits, vos services ou votre offre dans le marché.

Vous parlez de modification de produits, de processus ou de marché. Dans une multinationale, les ressources humaines sont là, ainsi qu’un centre R&D, ce qui n’est pas forcément le cas pour une PME. Dès lors, que préconisez-vous?

Une approche prédictive, en exploitant les données de l’IA. Il y a désormais de nombreuses solutions intégrées aux machines. La technologie embarquée donne des informations sur l’usure d’un outil et l’état des composants à changer, par exemple. Les entreprises peuvent louer les services d’étudiants experts des data pour les guider dans cette voie. Parallèlement, on sait à présent que la durabilité entraîne la profitabilité, les études sont d’accord sur ce point. Lorsqu’une entreprise analyse ses sources de pollution, elle travaillera à améliorer ses processus de fabrication, ce qui au final améliorera son produit. Là encore, c’est un investissement au début, mais il est nécessaire, car il va être payant et permet de mieux réagir au marché qui change plus rapidement.

La capacité d’innovation dépend-elle de la taille de l’entreprise?

Lors d’une conférence en Corée du Sud, où la majorité des entreprises emploient plusieurs milliers de collaborateurs, on m’a beaucoup questionné sur le modèle de la Suisse, où les PME représentent 89% du tissu économique. Les petites structures ont justement cette flexibilité pour mettre en place une data strategy et de l’innovation. Elles peuvent aussi utiliser la population comme ressource crowdsourcing pour collecter des données sur un service ou un produit. Il y a toute une gamme de structures pour interagir avec la foule; d’un groupe LinkedIn constitué d’experts vers lesquels on peut se tourner pour les sonder et récolter des feed-back précis, à un groupe complètement ouvert au grand public. Avec ce dernier, on observe que ce sont eux qui vous interrogent, ce qui offre un brainstorming géant. Les deux sont utiles.

Beaucoup de PME traditionnelles vont ressentir cette approche comme intrusive auprès de leur clientèle ou d’elles-mêmes. Admettons-le, ce modus vivendi n’est pas très suisse.

(Eclats de rire.) Peut-être… Mais d’un autre côté, si votre message est: «Qui veut aider mon entreprise à développer des idées?», vous ne forcez personne. Il faut solliciter les feed-back, sonder le marché. Par exemple, Leman Micro Devices m’a proposé de tester un système de mesure de la pression via mon smartphone. J’ai accepté parce que ça m’amuse. Il faut être proactif. Innover, c’est oser un changement de mentalité.

Dans la routine quotidienne d’une PME, il est difficile de faire entrer de la folie et de nouveaux concepts. Qui plus est, tout le monde n’est pas innovant de nature. Comment le devenir?

C’est justement là que l’opportunité de trouver des talents est belle. En ce moment, six entreprises du B2C – issues du monde du sport, du téléréseau ou de la fintech – proposent un challenge à mes étudiants avec des projets de huit semaines. Pour se préparer, ils ont travaillé sur un sujet qui me tient à cœur, car je suis père de trois adolescents: «Comment réduire l’addiction aux téléphones mobiles?»

L’innovation est impossible sans le risque. Pour lancer un nouveau produit, une PME peut créer une start-up à côté de l’entreprise mère.

L’idée est donc de développer une culture de l’innovation en interne.

Les chefs d’entreprise doivent veiller à se former de temps en temps. Je ne parle pas de suivre un EMBA qui durera un an et demi, mais il y a de nombreux cours intensifs de 4 à 8 jours, sur le management de données par exemple, à l’Unil-HEC. Vous ne deviendrez pas un expert en innovation ou en big data, mais vous aurez les moyens d’identifier une piste qui vaut la peine de prendre des risques. Par ailleurs, cela ouvre l’esprit et les impulsions que vous donnerez ensuite seront meilleures, car vous aurez expérimenté cette voie. Enfin, vous apprendrez le langage des talents. Beaucoup d’entreprises travaillent encore avec des consultants pour qui le but est de rester le plus longtemps possible dans la société pour gagner plus d’argent. Parfois c’est utile, mais est-ce la meilleure option?

Dans l’une de vos publications, vous évoquez l’importance pour une société de se mettre en concurrence à l’intérieur de sa propre structure, en citant l’exemple de Nestlé qui a lancé Nespresso. Idée intéressante mais risquée et pas facile à mettre en pratique, n’est-ce pas?

L’innovation est impossible sans le risque. Pour se lancer dans un nouveau produit, il est parfois préférable pour la PME de créer une start-up à côté de l’entreprise mère, ceci afin d’éviter les questions politiques autour de la captation d’une partie du marché par le nouveau produit. Dans cette entité sœur, la hiérarchie devra être beaucoup plus flexible avec les rôles, n’importe quel membre devant être prêt à aller vider la poubelle. Dans la même idée, n’hésitez pas à générer des alliances avec d’autres entreprises. Je ne parle pas de partenariat financier, mais de connaître d’autres manières de faire. C’est ça l’innovation sociale; les gens sont une source de solutions et aussi un vecteur de diffusion de votre produit ou service.

Qui dit innovation dit brevet. La Suisse, avec 8000 brevets déposés l’an dernier, est le pays avec le plus de brevets par habitant du monde. Parallèlement, de plus en plus d’industriels choisissent de ne pas faire breveter leur innovation de peur de capter l’attention des «patent trolls», jolie métaphore pour les ogres chassant les entreprises pour casser ou racheter leurs brevets. Une réaction?

C’est un phénomène très clair. Les PME suisses n’aiment pas du tout recourir aux avocats, elles ont peur d’engager des poursuites et d’investir du temps pour ça. Beaucoup n’ont du reste pas les moyens de s’offrir un service juridique. Elles ont alors raison de renoncer au brevet et de rester ainsi hors des radars. Cela fonctionne très bien pour les industries du marché suisse n’exportant pas leurs machines ou produits ayant une technologie novatrice. En revanche, si les entreprises exportent, il est préférable pour elles de postuler pour un brevet.

Voilà seize ans que vous enseignez l’innovation à l’EPFL. Auparavant, c’était aux Etats-Unis. N’avez-vous jamais eu envie de passer de l’autre côté et de reprendre une PME ou de créer votre société?

J’ai cocréé des start-up sans succès extraordinaire jusqu’à présent. Mais l’espoir fait vivre! Yaydoo, au Mexique, connaît finalement une expansion rapide. Cela devait être un système pour acheter de la publicité pour les médias et nous avons changé le modèle en un outil de livraison pour les fournitures de bureau. En ce moment, je collabore avec un ex-doctorant sur une start-up, IntoFlow, qui vise à prévenir le burn-out. Nous traquons les habitudes en ligne pour mettre en lumière les comportements à risque.


Christopher Tucci

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Solliciter les feed-back pour sonder le marché, un réflexe essentiel pour être innovant.
© S.Liphardt/PME Magazine
  • 1959 Naissance aux Etats-Unis.
  • Années 1980 Il travaille comme informaticien industriel.
  • 1996 Doctorat à la Sloan School of Management, MIT.
  • 2003 Enseignant à l’EPFL.
  • 2013 Elu au conseil des gouverneurs de l’Académie de Management.
TB
Tiphaine Bühler