En Suisse romande, Patrick Aebischer, tout le monde vous connaît. Vous êtes Monsieur Innovation par excellence. Dans le reste du pays, vous êtes surtout connu comme ancien président de l’EPFL. Quelle est la différence?

En toute modestie, je pense que l’on ne voit pas assez, surtout en Suisse alémanique, ce que nous avons réalisé à l’EPFL. Je vous cite un seul chiffre à ce sujet. Lorsque j’ai pris mes fonctions comme président en 2000, il y avait à peine un peu plus de 2 millions de francs investis dans les spin-off de l’EPFL. L’année dernière, c’étaient 781 millions de francs, soit presque 400 fois plus. A titre de comparaison, la Confédération contribue chaque année à hauteur d’environ 650 millions de francs au budget total de l’EPFL, ce qui est un montant inférieur.

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Ce dynamisme est-il également perceptible en dehors du milieu académique?

Regardez autour de vous! Nous sommes ici à l’EPFL Innovation Park. Environ 3000 postes hautement qualifiés ont été créés ici au cours des vingt dernières années. A cela s’ajoute ce que j’appelle les «antennes» de l’EPFL dans les autres cantons romands. Il y a l’Institut de microtechnique de Neuchâtel, le Campus Biotech sur l’ancien site Serono à Genève, le Smart Living Lab à Fribourg ou le Campus Energypolis à Sion. Le canton du Valais prévoit d’y investir des dizaines de millions de francs dans les années à venir.

Faisons un retour en arrière. Lorsque le Conseil fédéral vous a élu président de l’EPFL, les professeurs et les étudiants se sont massivement opposés à votre arrivée…

… ils ont récolté 4500 signatures contre moi.

Quel était le motif de cette protestation?

Premièrement, parce que je suis médecin de formation et non ingénieur. Deuxièmement, j’avais vécu huit ans aux Etats-Unis et, en tant qu’enseignant à l’Université Brown, j’avais découvert les avantages du système universitaire anglo-américain. Cela a déclenché des réflexes de défense. De plus, lors de ma nomination, j’avais clairement indiqué que je voulais transformer l’EPFL en une université de recherche de rang mondial. Cela ne convenait pas à tout le monde.

«A cette époque, les sciences de la vie ne jouaient absolument aucun rôle à l’EPFL, alors que l’année dernière, la Suisse leur devait un franc d’exportation sur deux!»

 

Une transformation complète était-elle vraiment nécessaire?

Jusqu’alors, l’EPFL était considérée comme la petite sœur de l’EPF de Zurich. Certains parlaient même d’une «haute école spécialisée en or». A cette époque, les sciences de la vie ne jouaient absolument aucun rôle à l’EPFL, alors que l’année dernière, la Suisse leur devait un franc d’exportation sur deux! L’un de mes objectifs était donc d’ancrer à l’école des domaines fortement exportateurs comme les sciences de la vie et les services financiers.

Quelles ont été vos principales mesures après votre entrée en fonction?

Deux choses ont été centrales. Premièrement, nous avons introduit le système américain de tenure track. Nous proposions aux chercheurs qui venaient chez nous des contrats à durée déterminée et fortement liés à leurs performances. S’ils réussissaient, ils étaient promus professeurs ordinaires. S’ils n’obtenaient pas de résultats scientifiques et ne s’engageaient pas à un haut niveau dans l’enseignement, ils devaient chercher un nouveau poste. De cette manière, nous avons brisé la structure rigide qui régnait alors.

Quelle est la deuxième mesure que vous avez prise?

Nous avons fermé les 14 départements existants et créé cinq écoles dirigées par des doyens professionnels élus par la direction de l’EPFL.

Jusqu’alors, la recherche universitaire suisse était régie par une philosophie bottom-up très marquée. Les impulsions scientifiques venaient des chercheurs. Etiez-vous conscient que vous remettiez en question des structures établies?
L’approche bottom-up est une bonne chose, car elle garantit la qualité de la recherche. Mais, en même temps, elle est très conservatrice. Ce que je recherchais, c’était un bon mélange de liberté scientifique pour la base et d’initiatives stratégiques venant d’en haut.

Quand avez-vous vu que votre nouvelle philosophie universitaire d’inspiration anglo-saxonne pouvait fonctionner en Suisse?

Lorsque l’EPFL est devenue une adresse attractive pour les partenaires externes. Cette évolution a débuté avec des projets comme Solar Impulse et Alinghi. Puis elle a conduit à la construction du Rolex Learning Center, qui se distingue par son architecture iconique. Un autre élément important a été notre capacité à attirer des professeurs d’universités américaines de pointe.

Vous vouliez un jour rebaptiser l’EPFL du nom de Swiss Tech Lausanne. Qu’en est-il advenu?

(Rires.) L’idée n’a pas du tout été bien accueillie. Je voulais simplement remplacer la formule EPFL par un nom plus accrocheur. Je suis convaincu que les marques académiques sont des facteurs d’attractivité importants. Pour notre campus valaisan dédié à l’énergie et baptisé Energypolis, nous avons pu recruter des experts de haut niveau. Ces spécialistes n’ont pas déménagé à Sion pour les montagnes et la météo, mais pour la marque EPFL.

«Personnellement, je place beaucoup d’espoir dans l’intelligence artificielle basée sur les réseaux neuronaux.»

 

Depuis que vous avez quitté la présidence de l’EPFL, vous êtes devenu un investisseur en capital-risque. Comment en êtes-vous arrivé là?

Le fondateur de ND Capital, Aymeric Sallin, est un ancien étudiant de l’EPFL. Il avait créé un fonds de nanotechnologie à Zurich, mais il a eu du mal à trouver des projets appropriés et il a déménagé dans la Silicon Valley. Nous nous sommes rencontrés peu après la fin de mon mandat à la présidence de l’EPFL. Nous pensions tous les deux que les technologies révolutionnaires naissaient souvent à l’intersection entre les nanotechnologies, la biologie et les technologies de l’information. Peu après, nous avons décidé de lever ensemble les fonds pour le troisième fonds de ND Capital et d’établir un bureau européen ici, à Ecublens.

ND Capital investit également dans des start-up suisses. Quel type de projet recherchez-vous?

Nous visons un mélange idéal de personnes et de technologies. C’est ce que nous avons fait par exemple pour H55 (TOP 100 Startup 2018 et 2019, ndlr). Nous avons formé une équipe d’anciens ingénieurs de Solar Impulse qui construit aujourd’hui un avion à propulsion électrique. Mon credo est le suivant: il faut réunir les bonnes personnes.

Et les bonnes personnes ne sont pas toujours les inventeurs issus des universités?

Beaucoup de bons projets sont lancés par des post-doctorants. Il me semble toutefois naïf de croire que ces excellents scientifiques seraient forcément en mesure de commercialiser une technologie fondamentalement nouvelle. Pour cela, il faut des managers expérimentés disposant d’un réseau et d’une connaissance approfondie du secteur.

Vous êtes membre des conseils d’administration de Nestlé et de Logitech, ainsi que président du comité consultatif du Novartis Venture Fund. On vous reproche une trop grande proximité avec les grandes entreprises. Que répondez-vous à cela?

L’écosystème a absolument besoin des grands groupes, qui sont les acquéreurs potentiels de start-up. C’est pourquoi il faut saluer le fait que Logitech et Nestlé ont des centres de recherche sur le site de l’EPFL. L’industrie européenne des ICT illustre bien ce qui se passe lorsque les grands partenaires de rachat font défaut sur un marché. Si une start-up européenne prospère mais ne parvient pas à entrer en bourse, elle sera tôt ou tard vendue à un géant américain.

Comment ce problème pourrait-il être résolu, selon vous?

A court terme, ce sera difficile. Car, pour l’instant, le secteur est poussé par le machine learning. Pour cela, on a besoin d’une énorme quantité de données et personne n’en a plus que Google, Facebook ou Microsoft. Mais tout est disruptible! Personnellement, je place beaucoup d’espoir dans l’intelligence artificielle basée sur les réseaux neuronaux.

Les réseaux neuronaux, expliquez-nous ce que c’est…

Les travaux pionniers du professeur Henry Markram et de Kathryn Hess à l’EPFL ont abouti à des technologies inspirées du mode de calcul du cerveau. Pour dire les choses simplement: le cerveau humain n’a pas besoin d’avoir vu un million de photos de girafe pour reconnaître une girafe. Il est beaucoup plus rapide, et ce avec une puissance de 30 watts.

 

 

Patrick Aebischer

Fils d’un père artiste suisse et d’une mère irlandaise, Patrick Aebischer a grandi dans la Basse-Ville de Fribourg. Il a étudié la médecine et les neurosciences aux universités de Fribourg et de Genève. De 1984 à 1992, il est chercheur à la prestigieuse Université Brown. De retour en Suisse, il est professeur au CHUV avant de prendre la direction de l’EPFL en 2000. A 68 ans, il a créé quatre entreprises de biotechnologie aux Etats-Unis et en Suisse. Patrick Aebischer est partenaire senior de la société de capital-risque ND Capital.

JD
Jost Dubacher