Ce petit bout de campagne bernoise a des airs de Silicon Valley. A Wiler bei Seedorf, dans les champs de l’exploitation agricole de la famille Lauper, la moissonneuse-batteuse autonome se pilote sur iPhone. Elle suit à la lettre le parcours préalablement enregistré dans l’ordinateur de bord. Puis déverse 5,85 tonnes de blé en cinquante minutes, à la vitesse moyenne de 3,1 km/h. Toutes les données ensuite récoltées sont stockées dans le cloud.

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Ce petit joujou technologique à 500 000 francs, c’est le bébé de Raphaël Lauper et de son père Hanspeter. Depuis 2018, leur exploitation est une ferme test en matière de machines agricoles autonomes. «Agriculteurs augmentés», le père et le fils sont surtout les visages d’une métamorphose de nos campagnes.

Les défis du monde agricole

Smart farming, agritech, agriculture 4.0, e-agriculture, cette évolution se cherche encore un nom et une définition. Elle englobe en effet la transition numérique de toutes les dimensions de la production agricole: culture, modes de production, outils de gestion des sols, des exploitations et des troupeaux, santé, machines agricoles, récoltes, engrais… La liste peut continuer. La tendance embryonnaire de l’agriculture intelligente ou smart farming relève les défis du monde agricole pour lui permettre d’être plus efficient dans ses processus et ses rendements et résilient dans son impact sur l’environnement. Et ce, afin de répondre aux enjeux climatiques et alimentaires.

D’ici à 2050, le monde agricole devra nourrir 10 milliards d’estomacs sur la planète alors que les ressources se font de plus en plus rares. Le smart farming serait-il la solution? En Suisse, la route est encore longue. En 2019, notre pays comptait un peu plus de 50 000 exploitations agricoles, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Soit 1,8% de moins que l’année précédente. Elles cultivent une surface totale de 1 046 109 hectares de terre. Une production qui satisfait à peine plus de la moitié de la demande nationale. Au Brésil, en Chine, aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne, les méga-fermes se sont fortement numérisées afin de tenir la cadence mondiale. Elles nous rappellent que le monde agricole suisse est encore loin derrière.

Du champs à l'assiette

Plusieurs initiatives ont le ferme objectif d’accompagner la transition numérique de l’agriculture suisse et de ses représentants. Depuis 2003, l’Office fédéral de l’agriculture jouit d’un centre de compétences. Baptisé Agroscope, il mène des recherches agronomiques et agroalimentaires de pointe sur plusieurs sites de Suisse. En Thurgovie, la Swiss Future Farm développe et teste des solutions technologiques dans les exploitations. A Molondin, dans le Nord vaudois, l’Agropôle réunit tous les acteurs de la filière, du champ à l’assiette, dont l’objectif est de permettre aux entreprises et start-up qu’il héberge d’imaginer, de tester et de commercialiser de nouvelles solutions alimentaires durables.

Si les solutions de smart farming engendrent une nouvelle économie, répondent-elles aux besoins des agriculteurs? Ou est-ce l’offre qui crée la demande? Et quels sont les risques et les limites de la numérisation de nos campagnes? Protection des données, techno-dépendance à des solutions développées par de grands acteurs du numérique, impact énergétique des centres de données nécessaires au stockage des informations recueillies… L’agriculture intelligente n’échappe pas aux enjeux de la numérisation.


Les vaches autonomes et connectées d’Alexandre Peiry

En une décennie, l’agriculteur fribourgeois a consenti plus de 400 000 francs d’investissement pour numériser sa ferme. Un pari gagnant et rentabilisé qui améliore la gestion de son exploitation et le bien-être animal. Reportage.

L'exploitation laitière d'Alexandre Peiry, labellisée Bio Suisse, s’appuie sur les nouvelles technologies pour atteindre l’excellence dans les standards de production et du bien-être animal.

L'exploitation laitière d'Alexandre Peiry, labellisée Bio Suisse, s’appuie sur les nouvelles technologies pour atteindre l’excellence dans les standards de production et du bien-être animal.

© Darrin Vanselow

C’est un ballet atypique qui se joue à 800 mètres d’altitude, dans les Préalpes fribourgeoises. Nous sommes à Treyvaux, au cœur de l’été indien. Dans l’étable de l’exploitation d’Alexandre Peiry, près de 85 vaches laitières de la race holstein assistent en silence au spectacle qui se joue sous leurs yeux toutes les heures depuis maintenant dix-huit mois. Chargé de fourrage, mélangé à de la mélasse et à des minéraux, le robot d’alimentation autonome de l’agriculteur distribue la ration aux bovins. Derrière eux, un autre petit engin nettoie le sol en caillebotis et pousse les excréments dans la fosse à lisier. Ce dernier partira à la station de biogaz de l’agriculteur.

«Grâce au robot, on peut s’offrir du sommeil en plus le matin et jouir de la vie de famille.»

Dans le cheptel d’Alexandre Peiry, pas de cloches autour du cou. Ses bêtes portent fièrement une médaille équipée d’un émetteur. Cette puce électronique d’identification transmet en continu les données de l’animal vers une antenne installée sur le toit de l’étable et d’une portée de 600 mètres: «Elle vise à mesurer et à surveiller le comportement de la vache», explique Alexandre Peiry, 40 ans, qui gère cette exploitation de 80 hectares avec son beau-père et son beau-frère au sein d’une communauté d’exploitations. «Elle mesure notamment si l’animal a assez mangé, s’il a de la température ou s’il rumine comme il faut.» Soit en moyenne entre 500 et 600 minutes par jour: «Cette puce nous permet d’anticiper les problèmes de santé de la vache. Elle améliore notre gestion de l’exploitation, et donc le bien-être de l’animal.»

Toutes ces informations viennent alimenter la base de données d’Alexandre Peiry. Exprimées en graphiques et statistiques consultables sur son ordinateur et son téléphone portable, elles lui fournissent de très précieux renseignements. Le père de trois garçons connaît ses bêtes sous toutes les coutures. «La qualité du lait s’en ressent.» Labellisée Bio Suisse, son exploitation laitière s’appuie sur les nouvelles technologies pour atteindre l’excellence dans les standards de production et du bien-être animal. D’ailleurs, pas un mugissement dans l’étable. «C’est signe de bonheur, souligne l’agriculteur. Depuis que nous avons acquis ces technologies, le troupeau est beaucoup plus calme.»

Les vaches d'Alexandre Peiry sont équipées d'une puce électronique d’identification qui transmet en continu les données de l’animal.

Les vaches sont équipées d'une puce électronique d’identification qui transmet en continu les données de l’animal. 

© Darrin Vanselow

Il faut dire que ces holsteins fribourgeoises ont un accès libre, toute l’année, à l’extérieur: «Elles sont en complète autogestion, s’amuse Alexandre Peiry. Nous les rentrons juste pour la nuit.» Dans l’étable, des dizaines de vaches terminent leur repas. A l’écart, une autre est sous vidéosurveillance continue. Elle devrait vêler dans les vingt-quatre prochaines heures. Face à elle, d’autres bêtes gestantes se reposent dans la paille. Elles sont en période de tarissement. Cette phase critique a lieu entre six et huit semaines avant le vêlage. Elle vise à préparer la vache et ses mamelles à la prochaine lactation. L’animal en tarissement est ainsi nourri avec du fourrage de qualité différente afin de stopper la lactation et de préparer la nouvelle.

Accès à la traite 24 heures sur 4, 7 jours sur 7

Au fond de l’étable, il y a la file devant le robot de traite. Acquis en 2012 pour plus de 200 000 francs, ce robot ultra-perfectionné offre un accès à la traite vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Quand et comme elle l’entend, la vache s’avance vers la machine où de la nourriture l’attend. De petites brosses similaires à celles que l’on trouve dans les stations de lavage automatique des voitures nettoient les pis. Des lasers viennent sonder l’animal afin de positionner idéalement le robot sur les pis. Les premiers jets sont analysés instantanément par la machine. Elle détecte s’il y a des impuretés, du sang ou une bactérie. La traite peut démarrer. Elle va durer environ cinq minutes, deux fois par jour et par animal. Soit de 20 à 30 litres par bête. Le robot mesure ensuite la production, la qualité et la température du lait.

Des lasers viennent sonder l’animal afin de positionner idéalement le robot sur les pis. La traite va durer environ cinq minutes, deux fois par jour et par animal. Soit de 20 à 30 litres par bête.

Des lasers viennent sonder l’animal afin de positionner idéalement le robot sur les pis. La traite va durer environ cinq minutes, deux fois par jour et par animal. Soit de 20 à 30 litres par bête. 

© Darrin Vanselow

L’acquisition de ce robot de traite il y a dix ans fut un pari risqué. A l’époque, l’agriculteur gère l’exploitation avec son père, fraîchement retraité: «Nous avions moins de vaches, le prix du lait ne connaissait pas la stabilité d’aujourd’hui. Nous n’avions pas encore le label Bio Suisse. Quant à mon père, il souffrait de problèmes de dos récurrents. On a donc discuté et pris le risque de concevoir un investissement très important dans un robot de traite.» Alexandre Peiry ne regrette pas cet achat, aujourd’hui rentabilisé, qui a métamorphosé la vie de la ferme: plus de contraintes horaires, autonomie du bétail, traçabilité et contrôle du lait optimal. «Grâce au robot, on peut s’offrir du sommeil en plus le matin et jouir de la vie de famille.»

Prochaine étape: des panneaux solaires sur le toit

Dans l’étable, le robot alimentaire autonome reprend son ballet. Il s’est auparavant servi à «la cuisine». Soit un large enclos délimité en 20 cases. Dans chacune d’elles, l’agriculteur dispose les ingrédients: fourrage, betterave, maïs… Un bras articulé exécute la recette selon les données récoltées sur la consommation des vaches, mais aussi la saisonnalité. Puis le repas est servi par le robot alimentaire: «Il fait son petit circuit toutes les heures. Il sert et pousse la nourriture vers les animaux, surveille la hauteur du fourrage et adapte ses recettes en fonction des vaches.»

Ce petit bijou technologique acquis en 2021 pour plus de 200 000 francs impacte en profondeur la rentabilité de la ferme: «Il remplace un tracteur au gasoil qui tourne 250 à 300 heures par an et une mélangeuse. Nous n’avons quasiment plus de gaspillage puisque nous savons exactement ce que nos bêtes consomment. Avec son suivi pointu de la vache, ce robot améliore la rentabilité de l’animal. On produit davantage de lait et de meilleure qualité.» Le prochain rêve d’Alexandre Peiry: la pose de panneaux solaires sur les toits afin d’être autonome énergétiquement.


Tendances ou révolution, le smart farming se cherche un devenir

Mot clé à la mode ou transformation de fond, l’agriculture intelligente doit relever une longue liste de défis pour s’émanciper. Tour d’horizon des enjeux à venir.

Jérémie Forney, professeur à l'institut d'ethnologie à l'Université de Neuchâtel, a consacré sa thèse à l'évolution de la politique suisse.

Jérémie Forney, professeur à l'institut d'ethnologie à l'Université de Neuchâtel, a consacré sa thèse à l'évolution de la politique suisse. 

© DR

1. La lutte contre la techno-dépendance

Jérémie Forney est professeur à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel. Il est aussi anthropologue et spécialiste du monde agricole. Selon le chercheur, dans l’état actuel des choses, la révolution clamée par les acteurs du smart farming reste encore à démontrer. «Nous constatons qu’il y a énormément d’argent en circulation et de projets. Mais ces derniers ne sont pas ou peu appliqués. Est-ce que nous sommes aux prémices d’un grand basculement? Peut-être. Ce qui est clair aujourd’hui, c’est qu’il y a un vrai décalage entre le bruit des promesses technologiques et leur implémentation concrète.»

Selon Jérémie Forney, deux grandes visions cohabitent pour répondre aux enjeux de l’agriculture et de l’alimentation: «D’un côté, nous avons l’intensification de l’usage des technologies pour limiter l’impact sur les ressources. De l’autre, nous avons les tenants d’une transformation radicale comme l’agroécologie qui défend l’idée de s’autonomiser au maximum pour ne pas dépendre des technologies.»

Ce dernier modèle plaide pour des modes de production en petites structures, affranchis des dépendances. Technologiques notamment. «Vous avez de grandes sociétés, comme l’entreprise américaine John Deere, qui proposent des solutions automatisées. Mais une fois que l’agriculteur signe, il est captif de ce modèle. Il faut s’interroger sur les rapports de pouvoir qui vont résulter de ces filières technologiques et adapter les propositions technologiques avec les besoins des mondes agricoles.»

2. Des filières agricoles à sensibiliser

C’est dans le Nord vaudois que le futur des technologies agroalimentaires s’esquisse. L’Agropôle de Molondin réunit en effet tous les acteurs de la filière, du champ à l’assiette. Son objectif est de permettre aux entreprises et start-up qu’il héberge d’imaginer, de tester et de commercialiser de nouvelles solutions alimentaires durables. Un défi monstrueux et complexe: «Souvent, il existe un fossé entre les innovations développées et la réalité des métiers des filières agroalimentaires, explique Julie Schüpbach, responsable marketing et projets au sein de l’Agropôle. Les deux travaillent beaucoup trop en silo. De plus, il faut souligner que le milieu agricole est tout sauf homogène. Comme dans tous domaines, il y a des agriculteurs qui travaillent à l’ancienne, mais aussi toute une vague d’agriculteurs-entrepreneurs conscients que leur métier doit, et peut, évoluer vers plus de durabilité grâce aux innovations.»

«Afin de plébisciter la durabilité dans la production de nourriture, il est nécessaire de le faire avec les consommateurs.»

Reste que les freins sont nombreux pour casser cette organisation trop cloisonnée: «Dans les filières agroalimentaires, il faut comprendre que ceux qui achètent, produisent, gèrent la logistique et consomment sont des acteurs différents. Il faudrait donc travailler sur des innovations ’trans-acteurs’ qui respectent les identités, les modèles d’affaires et les limites de chacun», poursuit Julie Schüpbach. Et puis il y a les exigences et les barrières psychologiques des consommateurs: «Il n’est pas aisé d’appréhender les réalités des filières agricoles; que les terres arables ne sont pas extensibles à l’infini; que la sécurité alimentaire est un défi actuel; que les pratiques évoluent. Il faut donc trouver des solutions pour créer ce dialogue. Afin de plébisciter la durabilité dans la production de nourriture, il est nécessaire de le faire avec les consommateurs. Car ce sont eux aussi qui doivent accepter de manger des produits cultivés parfois différemment, comme des salades hors sol.»

3. Les défis énergétiques et écologiques

L’évolution des techniques agricoles permet de rapprocher les exploitations agricoles des centres de consommation en ville. C’est l’un des défis de CleanGreens Solutions, basée au cœur de l’Agropôle de Molondin. La start-up développe un équipement de culture de laitues et d’herbes aromatiques en aéroponie, une technique qui permet de n’utiliser aucun pesticide et de réduire de 95% les besoins en eau par rapport à un mode de culture traditionnel.

«Le constat est dressé par tout le monde: l’agriculture conventionnelle a un certain nombre de défis auxquels elle doit répondre et faire face, explique Bruno Cheval, directeur général de CleanGreens Solutions. Le principal, c’est de pouvoir produire des produits de qualité pour une population qui continue à croître. Il y a des besoins de rendements, de trouver des terres disponibles et de la main-d’œuvre, de cultiver de manière propre, de répondre aux attentes du consommateur.»

CleanGreens Solutions n’a pas la prétention de remplacer l’agriculture traditionnelle. «Par contre, notre système permet aux maraîchers d’être dans l’environnement contrôlé d’une serre pour produire 365 jours dans l’année. Ils ont des rendements bien plus élevés par rapport au plein champ. Ils produisent sans pesticides. Le défi de cultiver en environnement contrôlé est que vous devez compter sur le prix de l’énergie pour chauffer les serres. C’est pour cela que nous travaillons avec nos clients pour intégrer les énergies renouvelables dans les projets. Notre positionnement est d’en finir avec l’agriculture importée et, ainsi, de permettre une plus grande indépendance alimentaire.»

4. Enjeu alimentaire

Alors, comment peut-on sensibiliser le monde agricole et les consommateurs à ces nouvelles formes de production? Selon Julie Schüpbach, tout commence par le soutien financier et la formation: «Il faut aider les jeunes agriculteurs à se former dans un métier qui n’est pas le leur à la base. En d’autres termes, l’entrepreneuriat.» L’autre levier serait d’informer davantage les consommateurs: «Ces derniers ne comprennent pas la réalité de l’agriculteur. De l’autre côté, le paysan ne communique pas directement. La grande distribution a confisqué sa voix.»

Julie Schüpbach poursuit: «Le consommateur doit comprendre que, dans le paradigme actuel, on ne peut pas produire un œuf bio, ultra-qualitatif et le vendre au plus bas prix. Dans le futur, il va donc falloir produire de manière responsable dans tous les sens du terme: produire assez, sainement, à des prix abordables pour tous. Sauf que l’on ne peut pas être à la fois ultra-écologique et ultra-social. Cela exige des choix politiques et un changement de paradigme: est-ce que tel acteur de la filiale a le droit de prendre une telle marge? Est-ce qu’on doit encore importer une telle denrée? La législation est intrinsèque aux changements à mettre en œuvre pour plus de durabilité. Les innovations dans le monde agricole soulèvent des questions beaucoup plus complexes qu’on ne le pense.»


Aero41
Drones destinés à la pulvérisation ciblée des vignes et des cultures

Le parcours du combattant des drones viticulteurs

Les drones de la société Aero41.

A 44 ans, Frédéric Hemmeler a toujours eu la tête dans les nuages. C’est donc naturellement qu’il a fait de sa passion pour les airs son métier. Ancien pilote d’hélicoptère, il pilote toujours en privé. Sauf que, en 2019, il décide de changer de monture. Il fonde la société vaudoise Aero41, spécialisée dans la production de drones destinés à la pulvérisation ciblée des vignes et des cultures. «Dans le paysage viticole suisse, beaucoup de vignes ne sont mécanisables que par les airs. Un hélicoptère coûte cher, pollue. Il peut manquer de précision dans l’épandage des produits phytosanitaires, qui peuvent se retrouver chez le voisin, dans les eaux ou sur la route. Le drone règle tous ces problèmes.»

Voilà pour la théorie. Car, dans la pratique, la concrétisation du projet de Frédéric Hemmeler se mue en parcours du combattant. Après avoir sondé les viticulteurs pour comprendre leurs besoins en matière de traitements, le pilote se heurte aux problèmes législatifs et réglementaires au sujet des drones. Légalement, l’épandage aérien est très restrictif: «Il m’a donc fallu négocier et convaincre les autorités afin qu’elles classifient le drone comme un moyen de traitement au sol.»

Cette croisade va durer trois ans, jusqu’à l’homologation, en 2019. «Les agriculteurs veulent gagner du temps, ne plus s’exposer aux produits qu’ils utilisent et limiter leur impact sur les sols. Le drone permet tout ça, sauf que les agriculteurs n’ont pas le temps de se former.» Le pilote mise sur une solution simple. Rien n’existe sur le marché. Frédéric Hemmeler conçoit donc son propre drone. Fin 2020, un premier aéronef est en test chez cinq viticulteurs. Un an plus tard, Aero41 écoule 17 drones. «Aujourd’hui, nous sommes à plus de 30 machines entre la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Autriche.» Preuve qu’il y a du bon à avoir la tête dans les nuages.


Ecorobotix
Machines agricoles robotisées qui sondent les champs

AVO, le sniper du désherbage ultra-précis

Le robot autonome Avo. 

Lorsqu’il évoque la tendance de l’agritech, Aurélien Demaurex répond par une boutade: «On ne va tout de même pas nourrir la population avec des iPhone et des ordinateurs», s’amuse le cofondateur d’Ecorobotix, née en 2014. La start-up conçoit des machines agricoles robotisées ultra-précises. Véritable sniper, AVO est un robot autonome doté de caméras qui sondent les champs. Il identifie le sol, les cultures et les mauvaises herbes. Les informations sont ensuite transmises à un système d’application très précis qui renseigne le robot sur les zones à traiter: «Au lieu de répandre de la pétrochimie sur tout le champ, le robot traite uniquement les mauvaises herbes. Cela réduit drastiquement les coûts pour l’agriculteur», dont le retour sur investissement est de deux à trois ans.

Les données collectées sont ensuite réutilisées pour entraîner les algorithmes d’Ecorobotix. Elles fournissent également des informations pertinentes à l’agriculteur, telles que l’état des cultures, le nombre de mauvaises herbes, la consommation de produits désherbants: «C’est encore embryonnaire, mais, à terme, ces données, anonymisées, pourraient aussi intéresser les investisseurs dans les denrées agricoles, les producteurs de machines et de produits chimiques, les assureurs en cas de mauvaises récoltes.»

Aurélien Demaurex ajoute: «Nos machines permettent de passer de 100 à 5% de produits chimiques. Il est également compatible avec l’usage de désherbants naturels, comme le vinaigre, qui est un bon défoliant par exemple. Mais l’agriculteur ne va pas déverser des litres de vinaigre dans son champ. Il doit traiter des zones extrêmement précises. Justement, c’est notre force.»


Barto
Gestionnaire de ferme numérique

La plateforme d’aide à la transition numérique

Le gestionnaire de ferme numérique Barto.

Dans le monde agricole, Marco Mattmann est une personne qui compte. Le quadragénaire lucernois de Sursee est le responsable du smart farming au sein de la coopérative agricole Fenaco. En d’autres termes, il aide les agriculteurs à numériser leurs exploitations. Mais l’Alémanique est aussi un entrepreneur, puisqu’il a fortement contribué à développer et à commercialiser le gestionnaire de ferme numérique Barto, en 2019. Près de 4000 agricultrices et agriculteurs suisses l’utilisent aujourd’hui. Plus précisément, «Barto est une entreprise commune de dix organisations paysannes, toutes avec une participation minoritaire. Ensemble, elles font avancer la numérisation de l’agriculture suisse», résume Marco Mattmann.

Concrètement, Barto est «une plateforme d’échange et d’aide dont l’utilisation est ouverte à tous les acteurs de la branche agricole, y compris les autorités». Les technologies de Barto sont basées sur la plateforme numérique d’outils de gestion d’exploitation agricole 365FarmNet. Ce système de gestion européen met à disposition toute une série de modules de planification intelligente, qui vont de l’alimentation du bétail jusqu’à la définition d’un plan phytosanitaire numérique.

«Comme tous les modules sont basés sur la même plateforme, les exploitations agricoles ne doivent saisir qu’une seule fois leurs données, telles que les effectifs d’animaux ou les parcelles. En même temps, les agriculteurs et agricultrices peuvent relier leurs informations et en tirer de précieux enseignements. L’agriculture suisse est plus numérisée qu’on ne le pense généralement. La numérisation ouvre de nouvelles opportunités. Il est d’ailleurs difficilement concevable que, dans un avenir proche, une exploitation agricole puisse se passer d’outils intelligents.»


Gamaya
Données agronomiques basées sur l’IA et l’imagerie hyperspectrale

La surveillance des champs depuis le ciel et l’espace

Gamaya et sa technologie d'imagerie hyperspectrale.

Surveiller les champs depuis le ciel et l’espace, c’est le défi relevé par Gamaya. La start-up morgienne, née en 2015 à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), a développé une technologie utilisant l’imagerie hyperspectrale afin de véritablement scanner les champs à l’aide de drones et de satellites: «Grâce à la data science, notre solution traite un grand nombre de données agronomiques en utilisant l’imagerie satellite pour vérifier l’état des cultures ainsi que les données météorologiques», souligne Yury Vasilkov, CEO de Gamaya. La solution est déjà utilisée par des cultivateurs aux Etats-Unis, au Brésil et en Inde.

Dans ces pays, la start-up s’est spécialisée dans la canne à sucre et le soja. «Grâce à notre solution, les producteurs peuvent définir la date optimale de la récolte pour chaque champ individuellement, en veillant à ce que le rendement de la biomasse et la teneur en sucre soient maximaux, détaille Yury Vasilkov. Si le champ est récolté trop tôt, la teneur en sucre sera plus faible; s’il est récolté trop tard, la biomasse pourrait également être plus faible. Un timing précis est donc très important.»

En 2019, Gamaya lève 12 millions de francs. De quoi passer de la recherche à la phase commerciale. Deux ans plus tard, le cap est franchi. Elle surveille aujourd’hui plus de 2,5 millions d’hectares de cultures dans le monde: «La principale complexité est de nettoyer et de préparer les données des producteurs pour former les modèles d’analyse prédictive. Il est assez rare que toutes les données soient propres, à jour et bien structurées. Ensuite, il faut former les employés des sucreries à l’utilisation de la solution.» Si les technologies de Gamaya ont séduit les grandes exploitations agricoles à l’étranger, elles pourraient également s’appliquer en Suisse. Sauf que le marché helvétique a encore besoin de maturité.


Des initiatives multiples pour améliorer l’efficience énergétique

La Suisse compte de nombreux programmes ainsi que diverses entreprises
et start-up proposant des solutions pour aider les domaines agricoles à diminuer leur consommation d’énergie. Tour d’horizon. William Türler

Plusieurs initiatives publiques, mais également de nombreuses sociétés et start-up, s’efforcent d’améliorer l’efficience énergétique des domaines agricoles suisses. Cette thématique revêt une importance d’autant plus importante lorsque l’on sait qu’une exploitation agricole moyenne consomme chaque année, selon l’Union suisse des paysans, 20 000 kWh d’électricité, 4000 litres de diesel, ainsi que différents autres combustibles d’origine fossile en fonction du secteur d’activité.

L’organisation faîtière de l’agriculture suisse s’investit dans ce domaine à travers la plateforme AgroCleanTech, qui vise également à encourager les énergies renouvelables et la protection du climat. Avec le soutien de SuisseEnergie, des cantons romands et de l’Office fédéral de l’agriculture, elle a lancé le programme agriPEIK, dont le but consiste à fournir des conseils professionnels sur mesure en matière d’énergie. Elle s’engage aussi dans différentes démarches soutenues par ProKilowatt (programme de l’Office fédéral de l’énergie) pour diminuer la consommation d’électricité des exploitations agricoles en Suisse.

Insolight, des végétaux sur les panneaux solaires

Du côté des entreprises, la société vaudoise Insolight, par exemple, développe des panneaux solaires à haut rendement destinés aux cultures agricoles. Sa technologie permet de faire pousser des végétaux directement sous les panneaux et d’optimiser ainsi leur croissance, tout en augmentant les surfaces disponibles.

A Monthey (VS), la société BEM commercialise des centrales énergétiques modulaires et mobiles d’une puissance de 15 kW. Installées dans des containers équipés de batteries et de panneaux solaires, elles permettent d’intégrer d’autres sources d’énergie renouvelable, comme l’éolien ou l’hydraulique. Elles peuvent notamment servir à ventiler les écuries ou à sécher le foin. «Notre solution se révèle idéale pour les exploitations agricoles, ainsi que pour toute activité sans raccordement électrique, par exemple dans des festivals, des chantiers ou sur des alpages, puisqu’elle permet de se passer de génératrices classiques», relève le directeur Andreas Schöni. Au-delà d’un pays montagneux comme le nôtre, ces containers peuvent également être fort utiles dans des exploitations situées sur des îles ou dans des zones désertiques.

«Notre système peut parfaitement être utilisé pour irriguer des vignes ou nourrir des troupeaux par exemple.»

De son côté, l’entreprise fribourgeoise Swiss Intech a mis au point une pompe à eau à énergie solaire capable de remonter l’eau sur plus de 100 mètres de dénivelé, grâce à une puissance de quelques dizaines de watts seulement. Ce système peut s’utiliser pour l’irrigation et l’approvisionnement en eau domestique dans des pays en développement, mais également pour remonter de l’eau en continu, par exemple dans nos alpages.

Des innovations qui répondent à la topographie de la Suisse

«Notre système permet un débit compris entre 200 et 500 litres par heure pour des dénivelés respectifs de 150 et 80 mètres, indique le président Jean-Marc Egger. Il peut parfaitement être utilisé pour irriguer des vignes ou nourrir des troupeaux par exemple.» A titre d’illustration, une vache laitière boit en moyenne une centaine de litres d’eau par jour. La solution de Swiss Intech pourrait permettre d’abreuver une quarantaine de bêtes. Ce système peut fonctionner, au choix, grâce à ses panneaux solaires ou en se branchant sur un secteur. En outre, il n’est pas nécessaire de le doter d’une batterie.

Dernier exemple, dans le canton de Berne, l’entreprise Ennos développe elle aussi une pompe solaire pour l’irrigation et l’approvisionnement domestique qui peut notamment servir aux agriculteurs actifs dans les pays en voie de développement. Comme quoi, les innovations helvétiques pouvant s’appliquer aussi bien à la topographie de notre pays qu’à des régions répondant à des conditions climatiques et géographiques très différentes ne manquent pas.


«Il faut réfléchir de manière critique à la numérisation des espaces ruraux»

Francisco Klauser s’intéresse depuis plusieurs années aux initiatives agritech en Suisse. Le professeur de géographie politique à l’Université de Neuchâtel s’interroge sur les chances et les limites du smart farming.

Francisco Klauser, professeur de géographie politique à l’Université de Neuchâtel, s’interroge sur les chances et les limites du smart farming.

Professeur de géographie politique à l’Université de Neuchâtel et spécialiste de la surveillance et des technologies numériques, Francisco Klauser s’intéresse depuis plusieurs années aux projets agritech en Suisse. Une curiosité qu’il a développée à travers ses projets de recherche sur l’usage des drones civils dans l’agriculture, notamment l’épandage. Il explique la nécessité de réfléchir de manière critique aux chances et aux limites du smart farming.

En tant que spécialiste des technologies numériques et de surveillance, d’où vous est venu ce besoin de questionner le secteur de l’agritech?

Dans mes projets de recherche en géographie, j’ai constaté que l’on parle essentiellement de villes intelligentes alors que nous vivons dans une société qui va bien au-delà des milieux urbains. Lorsque l’on s’intéresse à la digitalisation des campagnes, on constate le manque cruel de littérature académique. J’ai donc nourri le besoin de réfléchir de manière critique aux chances, aux opportunités, mais aussi aux problèmes et aux risques liés à la numérisation des espaces ruraux en général et de l’agriculture plus spécifiquement. Et ce, d’autant plus que le smart farming englobe toute une série d’outils, d’acteurs et de pratiques aux impacts divers. Cela va du tracteur autonome au drone, en passant par des colliers intelligents pour vache ou des stations météo.

Au fil de vos recherches, vous mettez en lumière plusieurs enjeux dans ce secteur, notamment celui de la protection des données. Expliquez-nous.

Le monde agricole n’échappe pas aux mêmes enjeux numériques qui touchent les autres secteurs. Du moment où un agriculteur ou une ferme se numérisent, ils produisent des données sur la santé du bétail, la pollution des sols, la gestion de l’exploitation, etc. Mais à qui appartiennent-elles? Si vous utilisez un tracteur autonome, vous envoyez des informations au fournisseur de l'engin. Cela peut engendrer de nouvelles formes de techno-dépendance. Il s’agit exactement du même principe que sur nos ordinateurs personnels. Est-ce que nous ne sommes pas en train de devenir dépendants de grands acteurs numériques? Dans le secteur du smart farming, le tableau n’est ni tout noir, ni tout blanc. D’ailleurs, je m’oppose aux discours trop idéalistes ou en revanche purement pessimistes. Le smart farming peut offrir des bénéfices; par exemple dans l’économie de certaines ressources. Mais il soulève aussi des questions et des problèmes.

Le monde agricole devrait-il débattre de ces enjeux de société numérique?

Les technologies de smart farming façonnent toujours plus les processus agricoles en Suisse. Alors oui, il faut en débattre. Mais le problème est le même qu’ailleurs: le débat sociétal suit toujours loin derrière l’implémentation et l’adoption de ces technologies. Une fois qu’elles sont en place, il est difficile de faire marche arrière. Avec quels impacts dans l’agriculture? Est-ce que la smart farming va favoriser la monoculture ou freiner l’usage de pesticides? L’agriculture peut évoluer dans le bien comme dans le mal.

Le smart farming répond-il à un besoin du monde agricole ou est-ce l’offre de technologies qui crée le besoin?

C’est une interaction entre les deux. Il y a toujours le besoin de simplifier certaines activités. Mais comment cette simplification va-t-elle affecter le quotidien des paysannes et des paysans suisses? Je suis en train de préparer une demande au Fonds national suisse pour comprendre le point de vue des agriculteurs.


Vecteur de placements

  • Que mangerons-nous demain? C’est la question que se poseront en 2050 près de 10 milliards de personnes. C’est aussi l’interrogation de la banque de gestion suisse Vontobel à propos de l’augmentation de la production alimentaire de 70% nécessaire pour nourrir toute cette population. Pour y répondre, elle mise donc sur les produits d’investissement verts dans l’agriculture intelligente: «Cette méga-tendance, écrit-elle sur son site, offre aux investisseurs des perspectives intéressantes.»
  • La finance verte a le vent en poupe La tendance est d’ailleurs exponentielle pour des placements dits durables. En effet, un nombre croissant d’investisseurs institutionnels et privés sont de plus en plus enclins à placer leur fortune dans des fonds ESG. Un acronyme qui désigne les investissements prenant en compte les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Mais le risque de greenwashing guette. Afin de s’en prémunir, l’Union européenne a publié en 2020 ses 17 objectifs de durabilité. Cette information permet aux investisseurs d’évaluer leur stratégie de placement et les entreprises selon leur respect de ces objectifs.
  • La banque Vontobel est loin d’être la seule Credit Suisse, Lombard Odier, la grande majorité des banques proposent aujourd’hui des produits d’investissement dans l’agriculture dite intelligente. Selon Credit Suisse d’ailleurs, ce marché pourrait peser près de 500 milliards de dollars en 2039 au niveau mondial. Mais dans quel fond investir et avec quelles perspectives de rendement? C’est tout le casse-tête des investisseurs. Dans le secteur, il existe bien évidemment des fonds négociés en bourse. Néanmoins, leurs positions varient entre les engrais, l’agriculture intelligente et les entreprises de transformation alimentaire.

Un secteur juvénile et donc à risques

Aux Etats-Unis, au Japon ou au Brésil, où les méga-fermes sont légion et se numérisent pour tenir la cadence, plusieurs start-up sortent du lot et entrent en bourse. A l’instar de la licorne californienne Imperfect Foods, spécialisée dans la livraison de fruits et de légumes aux formes imparfaites plutôt que de les jeter. Elle a levé plus de 229 millions de dollars et intègre le portefeuille d’investissements de Vontobel. Une tendance d’investissements en marche?

Le fondateur de Microsoft, Bill Gates, n’a pas attendu la réponse pour investir dans plus de 100 000 hectares de terres fertiles aux Etats-Unis, selon l’estimation du magazine américain The Land Report, qui dresse le profil des principaux propriétaires fonciers aux Etats-Unis. Ce qui donne des idées à la banque Lombard Odier. «Nous avons de plus en plus l’impression que les terres agricoles sont sous-évaluées, écrit-elle sur son site. Selon leur mode de gestion, leur valorisation pourrait être optimisée.»

La banque ajoute: «Les investissements dans des méthodes d’efficacité technique et de gestion des coûts, telles que l’agriculture de précision, peuvent permettre d’accéder à des valorisations plus élevées, tout comme la transition vers des pratiques d’une plus grande durabilité environnementale, à plus faible empreinte carbone et à plus grande biodiversité.» Sauf que le secteur de l’agritech n’en est qu’à ses débuts. Les risques des investissement sont donc élevés.

Mehdi-Atmani
Mehdi Atmani