1. Et si la crise du logement boostait l’innovation dans l’industrie du bâtiment?

Il faudrait de toute urgence adapter les lois pour faciliter la densification et donc la construction de nouveaux logements. Mais l’inertie politique actuelle ne doit pas empêcher les acteurs de la branche du bâtiment d’aller de l’avant et d’innover.

La crise du logement semble avoir pris de court les autorités politiques et les acteurs de la branche. On s’inquiétait il y a peu des risques d’une bulle immobilière. Changement de discours: fin janvier, le conseiller fédéral Guy Parmelin tirait la sonnette d’alarme. Il manque 50000 logements en Suisse. Et si cette pénurie devait perdurer, elle pourrait nuire à la croissance économique et provoquer des tensions sociales.

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On connaît les raisons de la pénurie: après des années de taux bas, voire négatifs, la tendance s’est inversée et les investisseurs se tournent vers d’autres types de placements. Un chiffre: entre 2016 et 2022, le nombre de permis de construire a diminué de 25%. Ce qui s’est traduit par une chute de la production de logements, nouvelles constructions et rénovations confondues (voir graphique).

Une offre en baisse, donc. Et une demande à la hausse. Le taux d’immigration, le plus élevé depuis huit ans, accroît les pressions sur la demande de logements. Et la taille des ménages chute – elle est aujourd’hui de 2,19 personnes en moyenne. S’ajoute à cette tendance l’envie de la population de disposer de logements toujours plus grands. C’est la foire aux mètres carrés!

Chute dramatique dans la construction de nouveaux logements

Entre 2013 et 2019, quelque 50 000 nouveaux logements arrivaient en moyenne sur le marché. Avec un pic à 53 200 en 2018. Conséquence, une offre d’appartements en location à la hausse, avec quelques nuances régionales toutefois. Désormais, avec une population en augmentation et l’arrivée d’environ 70 000 réfugiés ukrainiens, les tensions sont programmées pour durer. Autre enseignement de ce graphique: la faible proportion des nouveaux appartements résultant de rénovations.

© Ricardo Moreira

Les demandes pressantes se multiplient, certes, pour alléger et accélérer les autorisations de construire. «La révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) est le frein principal de l’atonie actuelle, souligne Sara Carnazzi Weber, économiste à Credit Suisse. Nous avons opté pour la densification et la concentration de nouveaux logements dans des zones déjà construites, avec l’objectif d’éviter le mitage du territoire. C’est très bien. Mais cette stratégie de densification n’a pas été accompagnée de mesures qui la rendent praticable.» Le postulat récent du PLR lucernois Damian Müller demande au gouvernement de se pencher sur le problème.

Cet état de pénurie couplé aux nouvelles exigences climatiques (2050, c’est demain!) constitue aussi une chance pour les acteurs de la construction. En tout cas pour les plus innovants. Il les met au défi de trouver des solutions performantes, moins chères et conformes aux impératifs de durabilité. Ils doivent construire du neuf, mais aussi innover en matière de rénovation. Le chantier du siècle en Suisse comme dans tous les pays industrialisés.

Le modèle néerlandais

Pas de recette miracle
Directeur de l’Oce fédéral du logement, Martin Tschirren annonce une crise depuis plusieurs mois. Le 10novembre dernier, devant le congrès de CIFI, il lançait: «La solution serait simple: construire…» Avant de comparer la situation du logement au Titanic fonçant droit sur un iceberg. Il reconnaissait ne pas avoir de «recette miracle» pour relancer la construction dans les temps, mais proposait de s’inspirer des Pays-Bas, en proie à une pénurie plus dramatique encore: il manque 300000 logements dans ce pays de 18millions d’habitants confronté à un développement démographique comparable à celui de la Suisse.

Plan d’action national
Ajoutons à cela une inertie alarmante en matière de transition énergétique: près de 90% des ménages se chauffent encore au gaz. Face à cette situation critique, l’Etat néerlandais a lancé un plan d’action urgent, le National Housing and Construction Agenda. Avec trois impératifs: d’ici à 2030, 900'000 logements supplémentaires devront être construits, deux tiers de ces nouveaux logements seront destinés aux ménages à moyens et faibles revenus et, enfin, un accent particulier sera mis sur l’efficience énergétique et la durabilité de ces logements ainsi que leur adéquation aux besoins de certaines catégories de la population, notamment les seniors.

Pousser les collaborations
Des objectifs que le gouvernement compte atteindre en poussant à la collaboration les collectivités publiques (provinces, communes…) et les acteurs du privé. Avec, par exemple, des mesures d’incitations fiscales pour encourager les coopératives à investir dans la construction de nouveaux immeubles. Ou des mesures encourageant l’assainissement énergétique et le développement du chauffage à distance.

2. Construire, oui, mais autrement et durable

Le remplacement des chauffages à mazout ou à gaz par les énergies renouvelables, mais aussi le choix des matériaux, de nouvelles manières de bâtir et une définition repensée de la beauté architecturale. La révolution qui attend le secteur de la construction est multidimensionnelle.

Maison de l'environnement au sud du Biopôle

La Maison de l’environnement, au sud du Biopôle, est une démonstration de ce qui se fait de mieux en matière de construction durable.

© DR

«Si vous voulez que votre immeuble ou votre maison soient «future proof», il faut construire de manière durable et circulaire», répète volontiers Geoffrey Quintas Neves, le responsable, chez BG Ingénieurs Conseils, du département bâtiment, énergie et territoire et de son équipe d’une vingtaine de spécialistes. Un impératif que plus personne ne remet en question dans les milieux immobiliers. Mais entre le discours et le passage à l’acte, il y a de nombreux obstacles à franchir: le manque de main-d’oeuvre et d’expertise en durabilité, le temps d’attente et l’augmentation des prix de certains matériaux ou d’équipements comme les pompes à chaleur ou les onduleurs des panneaux solaires. Et, encore et toujours, la durée des procédures d’autorisation, les oppositions…

Pourtant, le bâtiment est responsable de 30% des émissions de CO2 en Suisse et, si l’on veut atteindre les objectifs des Accords de Paris, une vraie révolution du secteur s’impose. Elle doit viser dans le même temps à répondre à la pénurie de logements alors que les normes et les réglementations se multiplient. Elles se traduisent par une augmentation de labels et de sigles sibyllins (CECB Plus, PEIK, SNBS…), ce qui rend l’effort de rattrapage d’autant plus compliqué. «Le besoin de densification se heurte régulièrement à la défense de la biodiversité ou du patrimoine, poursuit Geoffrey Quintas Neves. Nous devons ainsi souvent opter pour des solutions de compromis et faire des arbitrages.»

Première étape dans un projet de nouvel immeuble ou de rénovation, la définition d’un concept énergétique pour la construction, mais aussi pour l’exploitation du bâtiment – le chauffage et l’électricité nécessaire à son fonctionnement constituent en effet la principale source d’émissions. Ce qui est possible pour du neuf ne l’est souvent pas pour l’assainissement énergétique d’un locatif ancien. Mais, dans les deux cas, l’objet doit être pensé et planifié dans une perspective d’ensemble. Par exemple en questionnant d’emblée le besoin d’espace et son utilisation. On tend, ces dernières années, à une utilisation peu rationnelle des mètres carrés. Et au gaspillage d’énergie qui l’accompagne.

On s’interrogera ensuite sur les matériaux utilisés. L’utilisation du bois dans la construction connaît une vogue spectaculaire et il faut bien reconnaître que, sans donner dans le «béton bashing» primaire, il y a de bonnes raisons à cela. Les régulations entrées en vigueur en 2015 et qui portent sur les contraintes de structures, de résistance au feu et d’isolation phonique lui ont ouvert de nouveaux horizons. Et l’emblématique immeuble Rocket, à Winterthour, témoigne des vertus techniques insoupçonnées de ce matériau. Le bois est aussi le mieux adapté à la construction modulaire, qui permet d’aller plus vite et de bâtir moins cher. Nous y reviendrons.

«Le besoin de densification se heurte régulièrement à la défense de la biodiversité.»

 

Last but not least, comme l’industrie de la construction est de loin le plus gros producteur de déchets (30 milliards de tonnes par an à l’échelle mondiale), il faudrait, dès la genèse des projets, fonctionner selon les principes de l’économie circulaire. Etudier d’emblée l’utilisation de matériaux de réemploi et de matériaux recyclés, mais aussi anticiper leur déconstruction et leur recyclage.

Dans les hauts de Lausanne, au sud du Biopôle, la Maison de l’environnement est une sorte de démonstration de ce qui se fait de mieux en matière de construction durable. Conçue par le bureau Ferrari Architectes et construite par l’entreprise bulloise JPF Ducret, elle abrite la Direction générale de l’environnement et ses 180 collaborateurs. La structure est entièrement en bois. Pour les parois des patios intérieurs, on a utilisé des briques Terrabloc en terre crue, produites sur La Côte, avec de la terre d’excavation tirée d’un chantier local. Pour la climatisation de l’immeuble, on utilise une circulation de l’air entre les bureaux et les deux patios placés en son centre. «Un procédé que nous avons voulu le plus lowtech possible», explique Marine Bersier, une collaboratrice qui a participé à l’élaboration du projet.

La transformation de bâtiments existants se révèle plus compliquée. Exemple: un ancien centre administratif destiné à accueillir des logements. Un beau projet de réaffectation… qui restera à l’état de projet, justement. «Les caractéristiques techniques et structurelles de cette construction des années 1960 rendaient pratiquement impossible une conformité aux normes actuelles, notamment phoniques, exigées pour des immeubles d’habitations», explique Jean-Baptiste Ferrari, le fondateur de Ferrari Architectes. On fera donc table rase pour laisser la place à un autre bâtiment. Quant aux éléments de l’immeuble existant, ils devraient être réutilisés, revalorisés ou recyclés au mieux.

Pour accompagner les entreprises sur le chemin de la circularité, la société Dss+, sise à Genève, a développé un programme qui les aide à repenser leurs processus de production et à mieux gérer leurs ressources: la Fabrique Circulaire. «Quand vous voyez le prix de l’acier ou de l’énergie prendre l’ascenseur, explique Charlotte Jacquot, la cheville ouvrière du projet, ce n’est pas la beauté du geste qui vous motive en premier lieu, mais les économies possibles.»

En 2021 et 2022, dans le canton de Genève, une première volée d’une quinzaine de PME y a pris part. Parmi elles: l’entreprise Pro Béton, qui développe la production de béton bas carbone et son recyclage. Et AAV Contractors, active dans la construction métallique et bien décidée à optimiser son utilisation d’acier et d’aluminium. Début mars, la Fabrique Circulaire, en partenariat avec le SPEI du canton de Vaud, annonçait le nom des entreprises vaudoises qui suivront le même cursus. Parmi lesquelles l’entreprise Isover, sise à Lucens (VD) depuis 1937, leader de la laine de verre. Objectif: trouver de nouvelles solutions pour mieux gérer la fin de vie de ce matériau d’isolation performant et écologique, produit d’ailleurs en majeure partie avec du verre recyclé. Circulaire un jour, circulaire toujours.

3. Innover pour construire plus vite et moins cher

Le secteur de la construction se trouve, en matière d’innovation, à l’aube de changements profonds. Il peut d’ores et déjà s’appuyer sur de nouveaux outils. Mais la technique n’offre qu’une partie des solutions.

Le secteur de la construction se trouve à l'aube de changements profonds

On assiste à l’explosion des nouveaux outils technologiques dans la construction développés principalement par des start-up.

© DR

«Si les pharaons revenaient et qu’ils voyaient comment nous construisons aujourd’hui, observe l’entrepreneur et promoteur Patrick Delarive, ils éclateraient de rire.» Celui qui a bâti, il y a quinze ans, les Moulins de la Veveyse, le premier écoquartier chauffé à 100% à l’énergie renouvelable en Suisse romande, ne cesse de s’étonner du peu de progrès observés dans la construction. Toujours prompt à jouer les disrupteurs, il étudie un projet qui devrait rassembler en un même lieu les technologies et les innovations les plus à la pointe. Une sorte de village du futur. Il cherche pour ce faire un terrain de 50'000 m². Et de lancer: «Avis aux amateurs!»

Mais si l’ensemble du secteur n’est encore qu’à l’aube de sa révolution, bon nombre d’entreprises montrent d’ores et déjà la voie et proposent des solutions qui permettent de construire plus vite et moins cher. Quelques pistes, donc.

a) La voie de la préfabrication et de la modularité

La préfabrication ne date pas d’hier. Dans les années 1950 et 1960, c’est même cette technique qui a permis de répondre rapidement à une énorme demande sous forme d’immeubles locatifs. Principalement avec des éléments en béton. L’importation de villas préfabriquées importées de Scandinavie ou d’Allemagne remonte, elle aussi, à plusieurs décennies. Ce qui change aujourd’hui, comme le démontre par exemple l’entreprise valaisanne Modubois, c’est l’avènement de l’approche modulaire, principalement en bois, rendue plus flexible grâce à l’utilisation des machines à commande numérique et pourquoi pas, un jour, de l’impression 3D. Ces procédés permettent une production de petites séries de manière efficiente et dans une qualité impeccable. L’utilisation du bois pour la construction modulaire s’impose assez naturellement: léger, facile à transporter... L’assemblage se fait en un temps record et, contrairement au béton, pas besoin de temps de séchage.

On peut assembler en atelier une unité complète d’habitation, mobilier compris. Ou procéder avec des panneaux fabriqués en usine. Comme ces deux immeubles de logements de six et sept étages, dans l’écoquartier des Plaines-du-Loup, à Lausanne, dont le maître d’ouvrage est la coopérative des Arts et des Ouches et O. Rochat Architectes. La construction débutera ce printemps. Elle se fera en quarante-cinq jours avec cinq ouvriers seulement. «Dans ce processus, la préparation mais aussi la planification et la logistique sont clés», expliquent Thibault Delannoy et Baptiste Michel de l’entreprise Gétaz-Miauton, qui développe massivement ses activités bois. L’entreprise devrait inaugurer en août un centre de distribution de 11000 m2 dédié au bois à Bulle. Le distributeur souligne d’ailleurs le potentiel inexploité du secteur bois en Suisse où, contrairement à nos voisins allemands ou autrichiens, l’industrialisation d’éléments préfabriqués est encore balbutiante.

b) En attendant les robots…

Les robots sont encore peu présents dans l’industrie de la construction. Et pourtant, ils ne seraient pas de trop vu la pénibilité de beaucoup des métiers dans ce domaine. On les trouve déjà dans la production répétitive d’éléments comme les fenêtres, mais peu dans l’assemblage de modules importants comme des chambres ou des salles de bains. «Nous travaillons avec une start-up américaine active dans la préfabrication d’éléments de renforcement du béton en acier, expose Anita Eckardt, membre de la direction d’Implenia. Un processus qui a lieu en atelier et non pas sur le site de construction. La robotisation devrait aussi nous aider à faire face à la pénurie croissante de personnel qualifié.» Une tendance, donc, appelée à se développer.

En revanche, on assiste déjà à l’explosion de nouveaux outils, principalement développés dans des start-up avec lesquelles les grandes entreprises collaborent de manière croissante. BG Ingénieurs Conseils, à Lausanne, collabore par exemple avec la société Uzufly, issue de l’EPFL, capable de générer, en 3D, des jumeaux numériques de bâtiments, de quartiers, de villes et même de territoires avec un degré de précision étonnant grâce à des prises de vues par drone, hélicoptère ou avion. La start-up valaisanne Urbio, elle, a développé une plateforme permettant de planifier et de modéliser de manière optimale l’installation de panneaux solaires, par exemple. Un service fort utile aux promoteurs immobiliers comme aux énergéticiens. Deux exemples parmi tant d’autres.

c) Le hard, le soft… et l’innovation sociale

L’innovation dans l’industrie de la construction ne passe pas forcément par la technologie, les matériaux et le recours à des outils sophistiqués. Pour construire plus vite et par conséquent moins cher, les entreprises générales comme les promoteurs doivent aussi développer de nouvelles manières de fonctionner. Ainsi mieux vaut, très en amont, organiser une large consultation de toutes les parties prenantes avec l’objectif d’éviter blocages et oppositions ultérieures. «Il faut savoir ‘perdre’ du temps pour en gagner», résume Geoffrey Quintas Neves de BG Ingénieurs Conseils.

De ce point de vue, la méthode suivie par le groupe Losinger Marazzi pour la construction récente du quartier de l’Eglantine à Morges constitue un modèle du genre. Autre piste: le prix du foncier restant en Suisse le principal obstacle à la propriété de son logement, on peut, comme le tentent l’outsider QoQa et le fonds immobilier Fundim, proposer des appartements en propriété sur un terrain en droit de superficie. Un vrai changement de paradigme. Soulignons encore que, de manière générale, les coopératives d’habitation offrent des logements à des loyers avantageux, mais font aussi preuve d’un esprit d’innovation remarquable comme maître d’ouvrage.

d) L’enjeu crucial de la formation

La pénurie de main-d’oeuvre qualifiée est l’un des freins principaux à la construction. Dans l’ensemble de la chaîne de valeur. Maçons, électriciens, charpentiers… mais aussi physiciens du bâtiment, ingénieurs formés aux outils informatiques les plus récents. Beaucoup de gros chantiers sont actuellement enlisés en Suisse non pas seulement en raison des oppositions et des tracasseries administratives, mais aussi par manque de chefs de projets compétents. Y compris au sein des grandes entreprises générales.

Directeur du Laboratoire d’exploration structurale de l’EPFL, le professeur d’architecture Corentin Fivet souligne qu’en matière de durabilité, les exigences ont évolué si rapidement qu’il est difficile de se tenir à jour. S’ajoute à cela une évolution trop lente des mentalités. «Ce qui manque, résume-t-il, c’est la motivation pour expérimenter de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux, de nouvelles méthodes… » Voilà pourquoi, depuis cinq ou dix ans, l’EPFL met un accent particulier sur les compétences en matière de durabilité. De manière générale, il faudrait aussi urgemment développer l’offre de formation continue. «On ne peut pas attendre que les générations encore aux études arrivent aux postes décisionnaires si l’on espère atteindre les objectifs des Accords de Paris.»

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