Fondé en 1694, le groupe Schuler Vins cocherait toutes les cases pour être membre des Hénokiens, une noble confrérie internationale regroupant des entreprises familiales nées il y a au moins 200 ans avec, à leur tête, un membre de la famille du fondateur. A notre connaissance, la société en main du cinquième Jakob Schuler de la lignée est la deuxième plus ancienne entreprise familiale du pays derrière un autre «vigneron», la cave Fonjallaz, basée à Epesses (VD), qui produit son fin nectar depuis 1552, dirigée par sa 13e génération.

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Jakob Schuler, 76 ans, qui confiera bientôt à son fils Philippe (49 ans) les clés d’un empire exportant dans une quarantaine de pays et produisant du vin en Valais, en Italie et en Arménie, a une vision circulaire mais surtout iconoclaste de ce secteur d’activité. Une branche qui emploie plus de 16 000 personnes en Suisse, œuvrant au sein de 5000 entreprises en lien direct ou indirect avec la viticulture et qui a généré, selon les derniers chiffres disponibles (2020), une valeur de production  de 630 millions de francs.

Qu’est-ce qui a bien pu pousser votre aïeul à transporter du vin à dos d’homme par monts et par vaux jusqu’à Schwytz à la fin du XVIIe siècle?

Le besoin de gagner sa vie, tout simplement. Je devrais dire leur vie puisque, au début, ils étaient deux: Jakob Castell, originaire de Martigny, et Joseph Anton Schuler, originaire de Ernen, dans le Haut-Valais. A cette époque, beaucoup de familles valaisannes étaient contraintes d’émigrer pour survivre. La famille Castell s’est établie dans la vallée d’Aoste. L’hiver, elle fabriquait des tissus, des épices, du salami et d’autres produits locaux qu’elle venait vendre en Suisse durant l’été. D’abord à pied, par le Mont-Rose, puis à cheval, par le col du Saint-Gothard. Le voyage qu’on fait en deux heures aujourd’hui durait à l’époque deux à trois semaines. La famille Schuler, elle, a émigré à Rothenthurm, dans le canton de Schwytz, et a repris l’affaire lorsque les Castell n’ont plus eu de successeur.

Pas de vin à bord?

Non. Le vin du Piémont a été intégré à l’assortiment à la fin des années 1690. Les hommes faisaient le chemin du retour chargés de fromage de Suisse centrale, très demandé dans le nord de l’Italie à l’époque. En particulier, l’ancêtre du sbrinz, que nous avons un peu stupidement laissé échapper aux Transalpins, lesquels en ont tiré le fameux parmesan grâce au savoir-faire des fromagers suisses ayant émigré dans la plaine du Pô. Dommage. Cela dit, le vin n’a pas toujours constitué le produit phare de notre société. Pour ne plus voyager avec de l’argent, nos aïeux ont fondé une banque à Milan et une à Schwytz et pour plusieurs générations, le secteur bancaire était plus important que le commerce. En 1910, les deux secteurs ont été séparés et notre branche est restée dans le commerce du vin.

Trois cent trente ans plus tard, l’entreprise est toujours là. Quel est le secret d’une telle longévité?

Mon père me racontait que chaque génération reposait sur une famille nombreuse. Le repreneur devait donc payer sa part à tous ses frères et sœurs, ce qui l’obligeait à s’endetter et à travailler dur. Ainsi, personne n’a jamais pris les rênes de l’entreprise en faisant le roitelet. L’autre paramètre relève de notre philosophie: il est capital que les six sociétés contrôlées par notre holding familiale soient totalement indépendantes. Qu’elles conservent leur culture, leur caractère, leur esprit. Chez nous, la centralisation n’existe pas. Avec mon fils, on participe à tous les conseils d’administration mais on se contente d’écouter et de s’assurer que les valeurs familiales soient respectées: honnêteté, sincérité, qualité et durabilité.

Décrivez-nous le groupe Schuler en chiffres, si vous êtes d’accord...

Nous ne publions pas nos résultats financiers. Ce que je peux dire, c’est que nous sommes actifs en Suisse et en Allemagne, que nous produisons notre propre vin en Valais, en Italie et en Arménie, que nous exportons dans une cinquantaine de pays et qu’au total nous occupons 420 personnes correspondant à 200 équivalents plein temps.

Jakob Schuler en dates
  • 1948 Naissance à Schwytz, quatrième d’une fratrie de sept.
  • 1969 Il renonce à des études d’économie aux Etats-Unis pour seconder son père, victime d’un infarctus, dans l’entreprise.
  • 1996 Devient propriétaire unique du groupe après avoir racheté les parts de ses deux frères, Toni et Robert. Achat en 1998 du Castello di Meleto, au cœur de la Toscane.
  • 2000 Il abandonne son poste de directeur de Schuler Caves St-Jacques pour fonder le groupe Schuler.
  • 2017 Jakob Schuler achète ses premières vignes en Arménie et fonde la société active dans le pays.L’Arménie est considérée comme le berceau de la viticulture. La diaspora arménienne (7 millions de personnes) a financé l’équipement de grandes caves.
  • 2024 Le groupe fêtera ses 330 ans le week-end du 21 septembre, à Seewen, où est établi son siège historique. Seewen est l’une des quatre bourgades formant la commune de Schwytz (16 000 habitants).

Produire du vin n’était pas dans l’ADN du groupe avant vous?

Non. Cela remonte à la fin des années 1990, moment où je me suis retiré de la direction du commerce. J’estimais que celui-ci avait besoin de sang neuf et de diversification. J’ai donc engagé un directeur et je me suis mis à la recherche de domaines à développer. Dès 1998, nous avons commencé notre propre production. En Italie d’abord, où nous avons acquis le domaine du Castello di Meleto, en Toscane: 1000 hectares, composé de 800 hectares de forêts, d’un château-fort et de maisons paysannes que nous avons transformé en un hôtel de 70 chambres et intégré à un concept d’œnotourisme, et de 135 hectares de vignes, produisant du chianti classico que nous exportons vers une trentaine de pays.

Le début de vos emplettes dans le domaine viticole, en somme…

On peut le dire puisqu’en 2006, après une période de copropriété, nous avons repris les caves Gilliard à Sion, et leurs 70 hectares, en 2020, le domaine des Chevaliers, à Salquenen et ses 9 hectares et en 2022, la propriété d’Henri Valloton à Fully, domaine en bio de 7 hectares. Enfin, depuis 2017, nous possédons un domaine de 70 hectares en Arménie, où nous avons construit une cave moderne il y a deux ans.

Pourquoi l’Arménie?

On considère souvent ce pays, qui possédait un important vignoble 4000 ans avant Jésus-Christ, comme le berceau de la viticulture. Après une visite décevante chez le voisin géorgien, j’ai découvert en 2013 en Arménie de grandes caves financées par la diaspora, aménagées dernier cri et équipées des dernières technologies. Malheureusement, depuis la période soviétique, elles ne produisaient que du merlot et du cabernet sauvignon. Mais peu de temps avant mon départ, j’ai dégusté un cépage autochtone, l’areni, qui m’a fait craquer et a largement contribué à mon coup de cœur.

Une bonne affaire?

On ne se plaint pas. Il y a eu beaucoup à faire pour réhabiliter le vignoble, mais nous avons déjà 50 hectares en production et 20 hectares en plantation. Il faut savoir que l’Arménie compte 3 millions d’habitants mais a une diaspora de 7 millions. Nous livrons notre vin arménien à Los Angeles, où réside une forte communauté, au Brésil, au Japon, à Singapour et dans pas mal de pays européens, dont la Suisse, où ces vins ont beaucoup de succès.

«Rêver est toujours permis. Par exemple, de nous engager dans l’un des trois autres cantons viticoles, Genève, Vaud ou Neuchâtel. Mais peut-être que la cave Schuler commencera par une vinothèque. Pourquoi pas à Lausanne, à Fribourg ou à Genève.»

On vous prête certaines ambitions en Suisse romande…

Rêver est toujours permis. Par exemple, de nous engager dans l’un des trois autres cantons viticoles, Genève, Vaud ou Neuchâtel. Mais le groupe a besoin de souffler. Ses poches ne sont pas sans fond et, de plus, j’ai 76 ans. Nous sommes ouverts à des partenariats. Mais peut-être que la cave Schuler commencera par une vinothèque. Pourquoi pas à Lausanne, à Fribourg ou à Genève. Elle en a quatorze en Suisse alémanique mais pas encore en Suisse romande.

On en déduit que vous croyez au potentiel des vins suisses…

Absolument. Aujourd’hui, les meilleurs vins suisses peuvent rivaliser avec les meilleurs vins du monde. Ils ont un bel avenir mais encore faut-il y croire. Il est regrettable que les encaveurs ne s’engagent pas plus dans l’exportation, par exemple. Pas avec de grands volumes mais pour la renommée. Le marché alémanique serait très sensible au fait que nos vins soient appréciés à l’étranger. Lorsqu’il y a surproduction, tout le monde court chez Lidl ou chez Aldi pour vendre à vil prix. Ce n’est pas de cette manière qu’on se forge une réputation.

Sans doute. Reste que promouvoir l’exportation coûte cher. Tous les encaveurs n’ont pas vos moyens…

De mon expérience, l’exportation dépend en premier lieu de la volonté de le faire plus que des fonds à disposition.

En raison des coûts élevés de la main-d’œuvre, on dit que les vins suisses, qui souffrent également d’un manque de notoriété, sont trop chers pour avoir une chance de s’imposer à l’étranger…

Est-ce que nos montres, nos médicaments ou nos capsules Nespresso sont bon marché? De plus, nos grands vins sont vendus à des prix plus que raisonnables à qualité égale avec les grands vins étrangers. Alors, pourquoi avoir des complexes et s’autocensurer?

Combien l’assortiment Schuler propose-t-il de vins suisses?

Une centaine. Sur un total de 400.

Quelle est la différence de rentabilité entre les vins suisses et les vins étrangers vendus par votre cave?

Ces dernières années, les marges se sont équilibrées. Actuellement, elles sont même plus avantageuses avec les vins suisses.

C’est tout de même en vendant des vins étrangers que votre groupe peut investir en Suisse. Tout le monde n’a pas cette chance…

C’est faux. Comme je vous l’ai dit, nos six sociétés sont totalement indépendantes et il n’y a aucun financement, ni subventions entre elles.

En quantité, vous vendez tout de même plus de vins étrangers que de vins suisses, non?

Sans doute. Mais nous vendons beaucoup plus de vins suisses que la plupart. Cela étant, la concurrence est toujours bonne.

Pour vous, le secteur vitivinicole suisse n’est donc pas en danger?

Non. Du moins pour celles et ceux qui privilégient la qualité. A ceux-là, Gilliard et les Chevaliers paient un prix de vendange sensiblement supérieur aux prix officiels et nous nous engageons sur la durée. Et puis, notre pays produit 100 millions de litres par an et en consomme 236 millions, selon les chiffres 2023. Tout ce qui est local et bon est vendu sans problème. Sur le marché intérieur, les vins suisses continuent d’ailleurs à grignoter des parts de marché malgré une consommation en baisse: +1,3%, atteignant une part de 38,6% l’année dernière.

Les milieux viticoles demandent en vain à la Confédération de taxer plus fortement les vins étrangers pour rendre la concurrence plus équilibrée. Vous entonnez le même discours?

Pas du tout! Pour moi qui suis un libéral, ce que la politique peut faire de mieux, c’est de ne pas se mêler de tout ça et de laisser travailler les gens qui veulent travailler.

Beaucoup de vignerons indépendants affirment qu’avec les prix actuels de la vendange ils n’arrivent plus à nouer les deux bouts et qu’il ne vaut plus la peine de travailler les vignes...

Tous les agriculteurs se lamentent et se plaignent. Souvent à tort. Dans nos domaines valaisans et contrairement à eux, nous ne touchons pas un centime de paiements directs. Ce qui ne nous empêche pas de mieux payer nos fournisseurs que la moyenne et, comme eux, de bien vivre. Je suis convaincu qu’un vigneron indépendant qui travaille dans le sens de la qualité avec des méthodes modernes gagne bien sa vie. Nous avons aussi nos problèmes mais nous préférons mettre notre énergie à les résoudre plutôt qu’à nous plaindre.

«Lorsque j’ai rejoint mon père, en 1969, il y avait 1700 marchands de vin enregistrés en Suisse. Aujourd’hui, nous sommes 5000.»

C’est-à-dire?

Lorsque j’ai rejoint mon père, en 1969, il y avait 1700 marchands de vin enregistrés en Suisse. Aujourd’hui, nous sommes 5000. Beaucoup le font par hobby et peuvent se contenter d’un chiffre d’affaires annuel de 500 000 francs. Mais quand 5000 boutiques font ça, le marché se morcelle passablement. Et si l’on ajoute les grands acteurs comme Coop, Denner, Aldi et Lidl, il ne reste que 30 à 40 % du marché pour les commerçants. Autant dire que nous devons constamment nous adapter.

En parlant de concurrence, faut-il avoir peur des vins chinois, qui se profilent de plus en plus sur le marché international?

Les Chinois ont énormément investi dans la viticulture. Ils produisent beaucoup et proposent quelques vins haut de gamme qui rivalisent avec certains concurrents européens. Mais ces vins-là sont vendus très cher, jusqu’à 250 francs la bouteille. Nous en avons un dans notre assortiment mais la demande est quasi nulle. Quant à la grosse production, elle sera surtout une concurrence pour les vins australiens, américains ou sud-africains plutôt que pour les vins suisses.

On dit que deux points figurent toujours à l’ordre du jour de vos conseils d’administration: la durabilité et la robotisation…

En effet. Dans notre métier, nous vivons avec la nature, pas contre elle. En Italie et en Arménie, nous avons déjà transformé toutes nos surfaces en bio et équipé de panneaux photovoltaïques tout ce qui pouvait l’être. En Valais, c’est plus compliqué, il y a tellement de parcelles. Mais partout, nos surfaces sont équipées de goutte à goutte, pour s’adapter au réchauffement climatique et supprimer l’arrosage systématique. Cela nous permet d’économiser 80% d’eau. Quant à la robotisation, elle n’est pas seulement là pour réduire les frais de main-d’œuvre. Je rêve d’un robot qui connaîtra chaque plant, qui sera suivi par GPS et nourri au gramme d’engrais et à la goutte d’eau près. Un jour, on y arrivera…

Comment garde-t-on un esprit familial lorsqu’on est une multinationale?

Ce n’est pas facile. J’ai longtemps pensé qu’après moi personne ne reprendrait. Nos deux filles n’étaient pas intéressées et notre fils avait choisi de suivre une formation d’acteur. Malgré sa passion et son travail, il ne pouvait pas en vivre. Aujourd’hui, il est président du groupe et représente la onzième génération. J’espère qu’il transmettra l’entreprise à la douzième...

RC
Rappaz Christian