Elle parle de ce moment comme de sa «crise de la vingtaine». Julia Binder est alors à quelques semaines de terminer son master en communication et marketing à l’Université d’Edimbourg. Elle appelle son père pour lui annoncer qu’elle veut se réorienter et entamer des études de médecine. «Je ne me voyais pas consacrer ma vie à inciter les consommateurs à acheter toujours plus.» Celui qui vient de financer cinq années d’université à sa fille l’exhorte à réfléchir plutôt à utiliser les connaissances acquises dans une activité qui ait du sens et la passionne.

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De la communication au déclic durable

«Le conseil de mon père m’accompagne aujourd’hui encore. Je n’avais pas jusque-là imaginé le rapport possible entre les outils du marketing, la communication et la durabilité. Ce manque de lien est précisément une pièce manquante du puzzle de la transition vers une économie durable.» Quinze ans plus tard à peine, âgée de 37 ans, Julia Binder s’est fait un nom comme professeure de Sustainable Innovation and Business Transformation à l’IMD. Directrice du Center for Sustainable and Inclusive Business de la haute école lausannoise, elle a publié l’an passé avec Manuel Braun The Circular Business RevolutionA Practical Framework for Sustainable Business Models (FT Publishing). Un ouvrage remarquable, concentré des recherches académiques les plus récentes et guide pratique pour passer à l’action.

Ikea, Nespresso, les sacs Freitag, Bloom Biorenewables, BMW... S’appuyant sur une centaine d’exemples concrets, multinationales, PME et start-up confondues, les deux auteurs dégagent les facteurs d’une transition réussie. Ils pointent les obstacles à surmonter et la politisation croissante des enjeux de durabilité. Et lorsqu’on demande à Julia Binder si le retour de flamme actuel, le recul notamment de l’Union européenne en matière de comptabilité extrafinancière, et les saillies répétées de Donald Trump ne la découragent pas, elle répond qu’il est, au contraire, essentiel et urgent d’aller de l’avant. Quitte à se remettre en question. «Ma façon d’enseigner a évolué ces derniers mois», confie-t-elle.

Elle souligne aussi le danger de regarder ce repli avec des lunettes exclusivement européennes ou américaines. Sans le déclarer haut et fort et sans aborder cet enjeu par le biais réglementaire, les Chinois ont pris d’assaut le marché des énergies renouvelables et celui des voitures électriques, ils ont fait de la transition écologique une priorité stratégique. Comme d’ailleurs plusieurs pays du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite et le prince héritier Mohammed ben Salmane qui donne le ton dans la région. «Nous avons, dans nos programmes durabilité, un nombre croissant de dirigeants et de managers du Moyen-Orient», souligne Julia Binder.

Nous avons, dans nos programmes durabilité, un nombre croissant de dirigeants et de managers du Moyen-Orient.

Coïncidence, nous avons rendez-vous le 24 juillet, le jour du dépassement mondial 2025, la date à laquelle l’humanité a théoriquement consommé les ressources naturelles que la Terre peut (ré)générer en un an. Le campus de l’IMD baigne dans une torpeur estivale, mais quand Julia Binder débarque, élancée avec son mètre nonante, élégante veste rose et jean blanc, la discussion prend d’emblée un rythme soutenu. On apprend qu’elle a été semi-professionnelle de squash, qu’elle a pratiqué le football et le handball. Elle s’adonne encore régulièrement au beach-volley en plus de rester une fervente supportrice du Borussia Dortmund. Mais l’heure n’est pas à s’étendre trop longtemps sur sa passion footballistique, même si l’on est à trois jours de la finale de l’Euro féminin.

Un parcours académique guidé par la durabilité

Ce qui habite Julia Binder en priorité, alors qu’elle s’apprête à participer au 85e Annual Meeting of the Academy of Management, à Copenhague, c’est d’en finir avec un fonctionnement en silos clairement dépassé. Comme la digitalisation et la disruption induite par l’IA, la durabilité est un impératif transversal. Les entreprises n’ont d’autre choix que de se doter d’une organisation et d’un leadership intégrant marketing, R&D, achats et logistique, finance, technologie... Voilà du reste l’argument d’un autre livre, édité par Julia Binder et son collègue Knut Haanaes, qui rassemble les contributions de 45 collègues de l’IMD: Leading the Sustainable Business Transformation (Ed. Wiley).

Le slogan de l’IMD, «Real Learning, Real Impact», résume parfaitement ce que représente l’institut: des programmes de formation directement applicables et qui visent à transformer ceux qui le suivent. On comprend mieux dès lors pourquoi Julia Binder a trouvé à l’IMD le lieu qui lui correspond le mieux. Mais remontons le fil du temps. «Je suis née à Ludwigshafen am Rhein, la ville du géant de l’industrie chimique BASF, raconte-t-elle. Ce n’est pas l’endroit le plus bucolique d’Allemagne, même si la région est aussi connue pour ses bons vins.»

Son père est opticien, sa mère physiothérapeute. Les deux travaillent à leur compte, avec la liberté mais aussi les contraintes qui vont avec. Il n’est pas rare que, le jour de Noël, un patient en souffrance débarque pour un traitement dans le cabinet au sous-sol de la maison familiale, se souvient-elle: «Ma mère vivait son métier comme une vocation.» Fille unique, Julia Binder fait une scolarité moyenne. Elle s’investit certes dans les matières qui lui plaisent, mais, face à ses professeurs, elle remet constamment en cause l’utilité d’autres branches. A l’école et dans le sport, elle côtoie bon nombre d’enfants et d’adolescents issus de la migration, notamment turcs. Elle prend volontiers fait et cause pour eux et se voit alors embrasser une carrière d’avocate.  

Après un voyage de sept mois en Australie, elle finit par choisir la filière communication et marketing à l’Université de Wiesbaden. Cette formation très pratique, en demande croissante, lui apprend à parler en public et à faire passer un message. Elle obtient ensuite une bourse pour poursuivre ses études à la Hawaii Pacific University. Les premiers mois sont paradisiaques, elle vit dans une colocation bigarrée de sept membres, parmi lesquels un chef sushi qui sort volontiers ses couteaux pour régaler la communauté. Arrive le tsunami de mai 2011 qui provoque la catastrophe de Fukushima et envoie des répliques dans tout le Pacifique. Avec une bonne partie des habitants de l’île d’Oahu, Julia Binder se réfugie en hauteur sur Diamond Head, le volcan qui domine Honolulu.  C’est pendant ces heures dramatiques qu’elle décide de revenir en Europe, comme si le séisme avait accéléré sa prise de conscience environnementale. A cette époque, Julia Binder tombe également sur l’un des ouvrages fondateurs de l’économie circulaire, Cradle to Cradle. Créer et recycler à l’infini, de Michael Braungart et William McDonough. Une révélation. 

Plus prosaïquement, la jeune femme aligne les refus dans ses recherches d’un stage en entreprise.  Vu d’Allemagne, son cursus hawaïen provoque la suspicion: «Vous y êtes pour vous former au surf?» s’entend-elle dire. La voilà donc à l’Université d’Edimbourg. Changement de météo, nouvelle direction prise dans ses études. Le cours Marketing & Société lui fait comprendre la face sombre de cette discipline. Elle sort toutefois en tête de sa promotion. On lui prédit une carrière brillante dans une grande entreprise; elle ira d’ailleurs jusqu’au dernier round pour un bon poste chez Microsoft avant de se retirer. «Le cahier des charges était à première vue séduisant, explique-t-elle. Mais il s’agissait en réalité d’augmenter les ventes. Ce n’était pas ce à quoi j’aspirais.»

Julia Binder surf

A Hawaï, avec son surf, lors de ses études de master en marketing et communication.

© Archives personnelles Julia Binder

En tant qu’assistante de recherche à la Technische Universität München (TUM), elle va participer dans les quatre années qui suivent au programme EU-InnovatE, sous l’égide de la Commission européenne. Elle peut enfin travailler sur les liens entre durabilité et entrepreneuriat. Quelque 14 universités sont engagées dans cette initiative financée à hauteur de 4,7 millions d’euros. Pour la jeune doctorante, c’est aussi l’occasion de mener à bien une thèse consacrée à l’innovation sociale et à l’entrepreneuriat.  

Chercheuse un jour, chercheuse toujours? Arrivée à l’EPFL en 2016 pour poursuivre ses travaux, elle réalise bientôt qu’elle n’a pas la fibre purement académique. Engagée par le professeur Marc Gruber, aussi vice-président de la haute école lausannoise pour l’innovation, elle sera la cheville ouvrière de l’initiative Tech4Impact qui vise, justement, à concilier technologie, innovation et durabilité. Le même Marc Gruber l’engage quelques mois plus tard en tant qu’adjointe. «Avec cette approche, Julia montre qu’elle est clairement en avance sur son temps, explique-t-il. Elle est de plus sensible et d’une grande fiabilité.» Devenus amis entre-temps, ils sont aussi voisins et ont d’ailleurs fêté ensemble le 1er Août avec leurs deux familles.

«Mes fils, âgés de 5 et 1 an, seront de parfaits petits Suisses trilingues, souligne en souriant Julia Binder, qui leur parle en allemand. Son mari, lui, leur apprend l’italien, sa langue maternelle. L’aîné des enfants a fait de rapides progrès en français à l’école Ecoline de Saint-Sulpice, le premier établissement préscolaire en Suisse inspiré de la pédagogie Reggio Emilia. Et c’est peu dire qu’ils sont aussi biberonnés à la durabilité. «Récemment, très fière de parvenir enfin à retourner une crêpe en l’air, j’ai annoncé que j’allais acheter un food truck et me reconvertir. Malgré mes absences répétées et un emploi du temps chargé, mon grand m’a rétorqué que, pour lui, il était beaucoup plus important et utile que je continue dans mon métier. Tellement chou!»

Julia Binder avec son mari Pietro

Avec Pietro Bargagli Stoffi, son mari et le père de ses deux fils, rencontré sur une plage italienne en 2006.

© Archives personnelles Julia Binder

Accréditée institut universitaire en mars 2023, l’IMD reste une haute école assez unique dans le paysage académique suisse. Fondation à but non lucratif, la business school lausannoise fonctionne en réalité comme une entreprise, nous explique Julia Binder. Avec un campus à Singapour, un centre de développement managérial à Shenzhen et un hub d’innovation au Cap, l’IMD a une portée véritablement mondiale. Centré à 80% sur la formation continue des managers, il enregistre un chiffre d’affaires de quelque 171,8 millions de francs et accueille environ 19 000 participants chaque année, dont 11 000 à Lausanne. Des programmes haut de gamme facturés à des prix élevés. La pression est donc forte sur le corps professoral pour qu’il offre un enseignement de qualité et un retour sur investissement mesurable.

Nommée il y a quatre ans, Julia Binder a d’emblée été la cheville ouvrière du Center for Sustainable and Inclusive Business. Le cadre idéal pour mener une recherche multidisciplinaire qui nourrit ensuite les cours thématiques, mais aussi des programmes de formation taillés sur mesure, dispensés sur les campus de Lausanne ou de Singapour ou, le plus souvent, dans les murs mêmes des entreprises clientes. Les professeurs ont aussi la possibilité de consacrer quelques jours par mois à une activité de conseil.

Plaidoyer pour l’économie circulaire

Julia Binder, elle, a fait du développement de modèles d’affaires circulaires son combat sur tous les fronts. Les entreprises restent encore et toujours prisonnières d’un système économique linéaire dans lequel un produit est fabriqué, consommé et jeté une fois son cycle de vie terminé. La surconsommation de matières premières, la production de déchets, l’obsolescence programmée, les pertes de valeur et de productivité induites, sans oublier les externalités négatives sur l’environnement et la société restent la règle. Les parades proposées par une approche circulaire de l’économie reposent sur la fameuse stratégie des verbes commençant par «r»: repenser, régénérer, réduire, réutiliser, réparer, reconditionner, refabriquer, réaffecter, recycler, récupérer... Le but ultime: les relier aux «r» du business:  revenus, retour sur investissement, résilience, réduction des risques...

Nous en sommes encore à l’aube de cette révolution, reconnaît Julia Binder. Voilà pourquoi elle s’attache à repérer et à décortiquer les cas d’entreprises qui offrent d’utiles enseignements. Par exemple, le groupe Decathlon qui multiplie les expériences de circularité comme la location, proposée aux familles, d’articles de sport sur la base d’un abonnement mensuel. Ou l’entreprise saint-galloise Bühler qui offre à ses clients de reprendre certaines de leurs machines, en général les plus coûteuses, pour les «refabriquer» et leur assurer ainsi une durée de vie augmentée de vingt ans.

Mais les difficultés pour mettre en œuvre des modèles d’affaires rentables sont légion. Les fabricants automobiles qui conçoivent leurs modèles de telle manière à pouvoir être désassemblés pour en récupérer certains composants se heurtent ainsi à un sérieux obstacle. Lorsqu’elles sont vendues d’occasion, les voitures même les mieux designées deviennent difficiles à tracer, à récupérer et donc à être revalorisées. Voilà pourquoi les entreprises doivent raisonner en termes de chaînes de valeurs, d’écosystèmes et de collaboration avec d’autres sociétés. Difficile d’être circulaire en solo. La recette du succès passe dans tous les cas par la satisfaction du client, qu’il faut remettre au centre. «De manière générale, les modèles d’affaires circulaires doivent offrir au consommateur une expérience et une valeur au moins égales à celles des produits et des services traditionnels.»

Reste que bon nombre d’entreprises à la pointe en matière de durabilité et de critères DEI (diversité, équité, inclusion) sont actuellement sous pression. On connaît les oukases de l’administration Trump qui les forcent à faire marche arrière si elles veulent continuer de faire des affaires aux Etats-Unis. Face à cette situation ubuesque, elles tentent de contourner le problème et d’agir sous les radars, quitte à renoncer à certaines prises de position publiques sur les sujets à forte teneur politique. C’est ce que Julia Binder appelle le «quiet corporate activism».

Nul doute que l’impératif durabilité reviendra en haut de l’agenda des entreprises. Voilà pourquoi, au lieu de réduire son offre de formation dans ce domaine, l’IMD fait l’inverse et la renforce encore, notamment avec le lancement cette année d’un nouveau Executive Master in Sustainable Business Transformation. Une décision qui ravit Julia Binder, elle qui cite volontiers le légendaire investisseur Warren Buffett: «C’est seulement quand la marée se retire qu’on découvre qui nageait nu.» Pour le coup, ce n’est pas le cas pour l’IMD.

Bio express

1988
Naissance à Ludwigshafen am Rhein (D).

2006
Rencontre son futur mari, Pietro Bargagli Stoffi, sur une plage en Italie.

2017
Thèse de doctorat sur la durabilité et l’entrepreneuriat à la Technische Universität München (TUM).

2018
Prend la direction de l’initiative Tech4Impact de l’EPFL.

2020
Naissance de Leonardo, suivi d’Alessandro en 2024.

2021
Rejoint l’IMD en tant que professeure.

2025
Nommée Young Global Leader du World Economic Forum (WEF).