La Chine est devenue, avec les Etats-Unis, l’un des premiers foyers d’obésité au monde – plus de 70 millions de cas. Il suffit de flâner dans les rues et les centres commerciaux pour le constater. Assez logiquement, cette épidémie s’accompagne d’une forte occurrence du diabète (environ 10% de la population). Pour Ypsomed, l’un des leaders mondiaux des dispositifs d’auto-injection pour des patients atteints de maladies chroniques, le marché chinois est devenu incontournable. Voilà pourquoi, en pleine période covid, les dirigeants de l’entreprise soleuroise, l’une des perles de la medtech helvétique, ont décidé d’y construire une usine ultramoderne à 150 millions de francs.

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Le hic, c’est que ce marché en pleine croissance a également aiguisé l’appétit de la concurrence locale. «Il y a trois ans, nous n’avions connaissance d’aucun concurrent chinois. Aujourd’hui, il en existe plus d’une trentaine», explique Reto Felber, le directeur d’Ypsomed Manufacturing China. S’ajoute à cela une pression sur les prix de la part des autorités qui veulent faire baisser les coûts de la santé. «Rétrospectivement, je me dis que nous aurions dû aller encore plus vite.»

La rapidité et une capacité d’innovation époustouflante qui tranche sur le stéréotype d’une Chine copieuse et bon marché... C’est l’un des constats, comme un fil rouge, de la mission économique du canton de Vaud organisée pour une vingtaine d’entrepreneurs en juin dernier. Conduit par la conseillère d’Etat Isabelle Moret, ce voyage d’une semaine, de Shanghai à Shenzhen, en passant par Changzhou et Nanjing, comprenait aussi Raphaël Conz, le chef du Service de la promotion de l’économie et de l’innovation (SPEI), et Patrick Barbey, le directeur d’Innovaud. Avec un double objectif: explorer les possibilités du marché chinois post-covid, mais aussi convaincre des entreprises chinoises de s’implanter dans le canton.

La conseillère d’Etat Isabelle Moret lors d’une réception officielle à la mairie de Changzhou

La conseillère d’Etat Isabelle Moret lors d’une réception officielle à la mairie de Changzhou.

© SinOptic

L’IA, nouvelle arme de la puissance chinoise

Le lancement surprise de DeepSeek, un concurrent de ChatGPT, a fait comprendre au monde entier qu’il fallait compter avec la Chine dans la révolution de l’intelligence artificielle. Pékin a depuis rendu publique une stratégie qui montre l’ampleur des investissements prévus. Mais ces annonces ont parfois tendance à brouiller la compréhension de la profonde et multidimensionnelle évolution de l’économie chinoise. Dans la plupart des secteurs industriels, on est ainsi passé du «made in China» au «created in China». Avec quelles conséquences?

Jusqu’à la reprise en main brutale de tous les leviers du pouvoir par Xi Jinping en 2018, encore accentuée pendant la pandémie, le marché chinois a profité à de nombreuses entreprises suisses. La situation actuelle est désormais plus compliquée et varie selon les secteurs. Les facteurs géostratégiques, comme la question de Taïwan ou les relations entre la Chine et l’Europe, vont rester prépondérants. S’y risquer ou pas?

Actifs dans les cleantechs, l’intelligence artificielle, la robotique, la biotechnologie, mais aussi dans le décolletage pour l’horlogerie et le biomédical, le conseil juridique, les services informatiques ou les équipements pour l’agriculture, les dirigeants des entreprises participant à la mission économique du canton de Vaud constituaient un groupe pour le moins divers. Les uns débarquaient pour nouer des contacts concrets avec de potentiels partenaires, les autres pour un travail de reconnaissance ou de réflexion stratégique en immersion. Tous sont allés de surprise en surprise.

A Shanghai, la visite du groupe Envision, l’un des géants chinois des cleantechs, a provoqué un premier choc. A la suite de l’éclatement de la bulle immobilière, cette industrie offre désormais un relais de croissance vital. L’an passé, la Chine a installé sur son territoire plus de panneaux solaires et d’éoliennes que partout ailleurs dans le monde. Et c’est sans parler de ses exportations qui rendent la transition énergétique possible à l’échelle planétaire, mais qui, dans le même temps, mettent à genoux la concurrence européenne, asiatique ou américaine. Avec le géant BYD (Build Your Dream) et des dizaines d’autres marques automobiles encore peu connues à l’étranger, Envision s’impose comme un acteur prépondérant de la mobilité électrique. Une industrie qui ouvre d’ailleurs de nouveaux débouchés pour des sous-traitants hyper-pointus, comme la Suisse en compte à foison.

C’est ce qu’a bien compris une petite entreprise neuchâteloise, spécialiste du traitement de surface, qui collabore avec le groupe Envision. D’abord fabricant d’éoliennes et numéro deux mondial de ce marché, l’entreprise chinoise se positionne comme l’un des rares groupes à intégrer toute la chaîne de valeur de l’énergie propre: production, stockage, optimisation grâce à l’IA, distribution, hydrogène vert... Envision, fondé en 2007 par Lei Zhang, un entrepreneur formé en Chine et aux Etats-Unis, a notamment racheté les activités de batteries du japonais AESC à Nissan, créé de gigantesques usines dans le nord de la France, en Angleterre et en Espagne, devenant du coup un acteur clé du stockage d’énergie et un fournisseur obligé des constructeurs automobiles. Prises toutes ensemble, les entreprises chinoises contrôlent 70% du marché mondial des batteries pour véhicules électriques.

Pour des raisons économiques, mais aussi géostratégiques, la Chine vise à instaurer un nouvel ordre énergétique mondial. Face aux Etats-Unis de Donald Trump, qui misent sur les énergies fossiles («Drill, Baby, drill…»), elle parie sur le nucléaire (une trentaine de centrales sont en construction) et les énergies renouvelables. Le groupe Envision entend jouer un rôle central dans cette croisade, on le comprend d’emblée. La mise en scène immersive de ses activités dans une enfilade de salles de projection en 3D signale cette ambition. Et une détermination affichée à résoudre les défis du climat grâce à la technologie. En hérault du capitalisme responsable, le CEO, Lei Zhang, participe d’ailleurs régulièrement au World Economic Forum et finance l’équipe de formule E Envision Racing et son pilote vedette, le Suisse Sébastien Buemi. Un bel exemple de soft power.

Cet engagement pour la transition écologique se reflète dans les chiffres. Il est aussi immédiatement perceptible quand le visiteur débarque dans l’une des mégapoles chinoises. Ainsi l’auteur de ces lignes qui, lors d’un jogging au centre de Shanghai, réalise soudain que l’air semble presque pur et qu’il règne sur la ville un silence étrange malgré un trafic intense. Les véhicules à moteur thermique ont pratiquement disparu, remplacés par des voitures et des motos électriques... et des nuées de bicyclettes style Vélib’. 

Des infrastructures futuristes au service de la croissance

La Chine a également construit, à coups de centaines de milliards de renminbis, un réseau de trains à grande vitesse unique au monde et d’une ponctualité à rendre jaloux les CFF. Nous voilà donc assis dans un TGV pour Changzhou, à une heure à peine de Shanghai, où le groupe Bobst a inauguré une nouvelle usine en 2018. Cette ville de second rang, selon l’expression consacrée, compte tout de même 5,3 millions d’habitants et un centre à l’architecture futuriste révélatrice des sommes fabuleuses investies dans son développement économique. Le mètre carré y est moins cher qu’à Shanghai, Pékin ou Shenzhen et les autorités locales ne lésinent pas sur les conditions, notamment fiscales, faites aux entreprises qui s’y établissent. Il faut dire que les différents districts et provinces se livrent une concurrence acharnée pour attirer de nouveaux investisseurs. En bien des endroits, les infrastructures paraissent d’ailleurs surdimensionnées. Et l’on rencontre fréquemment sur son chemin des bâtiments commerciaux et de logements, non terminés, qui témoignent de l’éclatement de la bulle immobilière. Une situation qui permet aux entreprises étrangères de faire leur shopping et de s’implanter dans les régions où on leur propose les conditions les plus favorables.

Contrôlée à 100% par le groupe Bobst, la filiale Bobst Changzhou (BCL), active dans le secteur du packaging flexible et qui vend ses machines à l’industrie alimentaire et pharmaceutique, entre autres secteurs, investit aussi dans la recherche et le développement sur place, ce qui lui permet de coller aux besoins du marché local. «Nous faisons du «built in China for China», résume Steven Lu, le directeur de BCL. Quelque 40% des machines produites à Changzhou sont par ailleurs exportées, notamment dans d’autres pays d’Asie. Si le groupe Bobst est implanté en Chine depuis 1997 et jouit donc d’une solide expérience du marché, la communication avec le siège n’est pas toujours toute simple, croit-on comprendre. Le marché chinois a changé avec l’apparition de nouveaux concurrents, souvent moins chers, mais qui offrent une qualité en continuelle augmentation. Il faut donc s’adapter rapidement. Et comme le rapport au temps n’est pas toujours le même dans la région du delta du Yangtsé qu’au bord du Léman, on sent poindre un zeste de frustration chez les managers qui sont au front.

Nous faisons du built in China for China.

Steven Lu, directeur de Bobst Changzhou

Cette compréhension fine du marché chinois vaut aussi pour des produits comme les matelas Elite, qui se sont implantés en Chine en pleine période covid. Après des débuts acrobatiques, l’entreprise vaudoise a dû rapidement corriger le tir, changer de management, de lieu d’exposition et de stratégie de distribution, pour réussir enfin son décollage. Toujours plus sensibles à leur bien-être et à la santé, beaucoup de Chinois aisés, dont le rapport au sommeil diffère de celui des Suisses, pourraient se révéler plus prompts à dépenser de 10 000 à 15 000 francs pour un lit premium plutôt que pour une montre de luxe – les marques horlogères haut de gamme n’ont de loin pas renoué avec les années fastes. Il faudra pourtant du temps et de gros efforts marketing pour imposer la marque sur la durée. Mais la nouvelle directrice d’Elite China, Sally Li, semble bien partie pour gagner ce pari. Le remplacement des managers expatriés s’est encore accéléré ces quatre ou cinq dernières années. Trouver LA ou LE responsable chinois(e) compétent(e) pour diriger les opérations, voilà la clé du succès, nous explique François Pugliese, le patron d’Elite, lors d’une présentation en visioconférence depuis la Suisse.

Un écosystème d’innovation en pleine effervescence

Mais revenons à la formidable percée chinoise en matière d’innovation. Elle ne s’est pas faite en un jour et pourtant rares sont les observateurs qui ont prédit l’ampleur du tsunami. La stratégie pour dominer le marché des voitures électriques remonte à de nombreuses années, quand les Chinois ont compris qu’ils ne parviendraient jamais à rivaliser avec les Japonais, les Européens, les Sud-Coréens et les Américains dans l’industrie automobile traditionnelle. La priorité donnée aux terres rares, dont la tech est si gourmande, date d’il y a plus de vingt ans. La Chine doit ce choix cardinal à Wen Jiabao, alors premier ministre, ingénieur géologue de formation, spécialiste... des terres rares.

Il ne faut toutefois pas chercher les percées scientifiques et techniques dans les seuls laboratoires des géants soutenus par l’Etat tels que Huawei, BYD, CATL, Baidu, Alibaba, Xiaomi… Elles bouillonnent aussi dans des incubateurs comme le XbotPark, fondé en 2014 à Dongguan, près de Shenzhen. Professeur de robotique et d’intelligence artificielle à la Hongkong University for Science and Technology, né en Chine, passé par les plus grandes universités américaines, Li Zexiang et deux de ses collègues ont imaginé un modèle de transfert de technologie d’une efficacité redoutable. Sur les 80 start-up incubées depuis dix ans, 80% ont survécu et six d’entre elles sont devenues des licornes. Sa formule, le légendaire professeur a pu l’affiner comme mentor de Frank Wang, le fondateur de DJI, qui domine aujourd’hui plus de 70% du marché mondial des drones civils. Son idée de départ est simple: offrir aux start-up l’accès à des laboratoires de design, à des machines industrielles, à des lignes de production pilote, à des experts des chaînes d’approvisionnement ainsi qu’un accompagnement juridique et l’accès à un réseau d’investisseurs.

Direct Drive Tech

Démonstration des robots de Direct Drive Tech, l’une des start-up du spectaculaire incubateur XBotPark, à Dongguan.

© SinOptic

«Du premier croquis jusqu’à la production de masse», tel est le slogan de la maison. De manière générale, la Great Bay Area, qui passe pour la Silicon Valley chinoise, offre un écosystème unique pour tout ce qui touche au hardware dans la robotique, l’IA embarquée, les systèmes médicaux, l’IoT, l’agriculture 4.0... Vous voulez un prototype dans les vingt-quatre heures? Pas de problème, vous l’aurez. Les PME prêtes à faire le job pullulent dans la région. Pour les membres de la mission économique du canton de Vaud, une source d’étonnement, une de plus. Et ce constat plus général de l’un d’eux, lors du débriefing final du voyage: «Nous aurions besoin d’une véritable politique industrielle si nous ne voulons pas être largués. Les Chinois ont la conviction que c’est la technologie qui fait progresser la société et ils dessinent leur stratégie en conséquence.» L’allocation des ressources et les subventions aux champions nationaux par le gouvernement ne sont pas toujours optimales, comme en témoigne le carnage sur le marché des voitures électriques chinoises. Mais cette approche permet à l’Empire du Milieu de se positionner dans toutes les industries qui vont compter. Et comme les grands groupes entraînent avec eux les entreprises plus petites, nul doute qu’un nombre croissant de PME et de start-up chinoises vont s’aventurer à l’international. C’est ce que l’entrepreneur Nicolas Musy, le fondateur de Swiss Centers et directeur de la société de conseil China Integrated, appelle «le deuxième choc chinois».