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Le dossier du mois

L’économie dopée à l’IA: entre euphorie et inquiétude

Depuis l’entrée en scène tonitruante de l’IA générative en 2022, les contours de l’automatisation se sont précisés. Un nouvel écosystème de start-up a émergé, avec la promesse de gains de productivité et de percées scientifiques majeures.

Carré blancCarré blanc

Carole Berset,

Julien Crevoisier,

Erik Freudenreich,

Gabriel Sigrist

Leonardo

Selon un baromètre établi par le média britannique Tortoise en 2024, la Suisse se classe au 4e rang mondial dans la course à l’intelligence artificielle, grâce, notamment, à son infrastructure, ses talents et sa recherche.

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Jamais depuis l’avènement d’internet une percée technologique n’avait autant secoué l’économie. L’IA promet une hausse massive de la productivité, l’automatisation des tâches répétitives, mais aussi d’aider à la prise de décision jusqu’au plus haut niveau hiérarchique des entreprises. En 2025, l’Organisation internationale du travail a même mesuré le degré d’exposition de différentes professions à l’automatisation par IA. Après l’industrie, ce sont aussi les services qui sont en passe de connaître une prise en charge massive des tâches complexes par des machines. Dans les économies hautement tertiarisées comme celle de la Suisse, la crainte pour l’emploi se fait logiquement ressentir. Mais pas de panique, disent les experts. De Philippe Aghion, tout juste nommé Prix Nobel d’économie, à Marcel Salathé, codirecteur du Centre d’intelligence artificielle de l’EPFL, on rappelle que les avancées techniques, même majeures, n’ont jamais conduit à un chômage de masse. Les nouvelles technologies améliorent la productivité, libèrent du temps pour s’adonner à d’autres tâches qui restent peut-être à inventer.

Le financement de l’IA en chiffres

Capitalisation boursière des leaders
Le 27 janvier 2025, ce sont 1000 milliards de dollars qui se sont évaporés en un jour sur les marchés financiers, à la suite du lancement d’un modèle d’IA pouvant rivaliser avec ChatGPT par la start-up chinoise DeepSeek. Avec une chute de près de 17% (près de 600 milliards), l’action du leader mondial des semi-conducteurs Nvidia a absorbé le gros du choc. Le fabricant de processeurs graphiques (GPU) a néanmoins rebondi en franchissant, en juillet 2025, le seuil symbolique des 4000 milliards de dollars de capitalisation boursière. Un record également atteint par Microsoft. Les titres des sept géants de la tech américaine Apple, Microsoft, Amazon, Alphabet, Meta, Nvidia et Tesla totalisaient plus de 20 000 milliards de dollars à Wall Street en août 2025.

Investissements en capital-risque
En 2024, les investissements privés dans l’IA ont atteint 109,1 milliards de dollars aux Etats-Unis, soit près de 12 fois plus que ceux de la Chine (9,3 milliards) et 24 fois plus que ceux du Royaume-Uni (4,5 milliards), selon l’«AI Index Report 2025». Alors que la Chine a lancé un fonds de 47,5 milliards de dollars pour les semi-conducteurs en mai 2024, la France et l’Union européenne se sont engagées à verser respectivement 109 et 200 milliards d’euros dans l’IA dans les années à venir lors du sommet de Paris de février 2025. Le projet américain Stargate prévoit un investissement de 500 milliards de dollars dans le secteur d’ici à 2029.

Pronostics
Les Etats-Unis conservent pour l’instant leur avance dans la quantité de modèles d’IA remarquables qu’ils produisent par rapport à la Chine. L’«IA Index Report 2025» révèle néanmoins une quasi-égalité des performances des grands modèles linguistiques (LLM) développés en 2024 par les deux grandes puissances. Selon Grand View Research, le marché de l’IA devrait connaître un taux de croissance annuel composé de 31,5% au niveau mondial, de 33,9% entre 2025 et 2033 en Chine et de 25,6% entre 2024 et 2030 aux Etats-Unis.

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Et l’adoption de l’IA par l’économie avance. Plutôt que de se lancer dans la course effrénée menée par les géants chinois et américains (voir chiffres ci-dessus), l’Europe tente de tracer son propre chemin à travers cette nouvelle ère. Bruxelles a fait le choix de l’encadrement, afin de canaliser les innovations vers des domaines stratégiques, dans la santé, la mobilité ou encore l’environnement. Le marché suisse se dirige lui aussi vers un développement de l’intelligence artificielle fondé sur des usages spécifiques, notamment dans les technologies de pointe, porté par des investisseurs enthousiastes en quête de rentabilité. Le segment deep tech capte aujourd’hui 60% des fonds de capital-risque investis en Suisse. Sur le Vieux Continent, le pays fait clairement figure de leader. Selon le «Swiss Deep Tech Report 2025», la Suisse possède la plus haute densité de talents spécialisés dans l’IA en Europe, loin devant l’Irlande et les Pays-Bas, faisant fleurir des dizaines de start-up et de projets de recherche ambitieux.


La surrégulation européenne agace les entrepreneurs

Les législateurs suisses et européens cherchent l’équilibre entre régulation et innovation. Un an après l’entrée en vigueur de l’AI Act européen, parfois qualifié de «frein pour l’innovation», la Suisse prend soin de minimiser le carcan réglementaire.

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1. L’AI Act, le pari de l’UE pour jouer un rôle au niveau mondial

La mainmise de grandes corporations américaines sur les technologies d’IA suscite une certaine méfiance. La Commission européenne a rapidement entrepris de légiférer pour encadrer leur usage. L’AI Act est entré en vigueur en août 2024. La législation prévoit notamment que, dans les domaines jugés «à risque», comme la santé, la sécurité publique ou encore l’éducation, les outils d’IA doivent répondre à des critères exigeants en matière de gouvernance, de gestion des risques et de surveillance humaine.

2. De nombreuses entreprises suisses concernées

«Sur ce terrain, l’arbitrage européen diffère de celui de la Suisse, qui privilégie une approche par secteurs qui se veut plus souple», explique Philippe Gilliéron, avocat spécialiste des questions de propriété intellectuelle. De nombreuses entreprises suisses sont toutefois tenues de se conformer à l’AI Act, parce qu’elles opèrent sur le marché européen ou vont exploiter les résultats générés par de tels outils au sein de l’UE. Un dirigeant d’entreprise suisse qui souhaite garder l’anonymat regrette la complexité qui découle de ces lois dans la pratique. Pour se mettre en conformité avec la réglementation européenne, la société a dû embaucher plusieurs juristes à plein temps. «La conformité juridique prend nettement plus de temps et de ressources que le développement technologique lui-même», déplore-t-il.

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La Suisse, nouveau hub européen de l’IA

Les géants misent sur Zurich
Zurich est devenue l’une des antennes européennes favorites des mastodontes de l’IA. Après Apple, Nvidia, Meta, Microsoft et Google, ce sont désormais OpenAI et Anthropic qui ont pris leurs quartiers sur les bords de la Limmat.

Chasse aux talents
En décembre 2024, OpenAI débauchait trois ingénieurs de Google alors qu’elle s’installait dans ses locaux de la cité de Zwingli. Au printemps 2025, Anthropic, créatrice du robot Claude, frappait un grand coup en attirant Neil Houlsby, ingénieur vedette de Google, pour diriger son nouveau laboratoire de recherche zurichois.

L’EPFL en embuscade
En Suisse romande, l’écosystème des technologies de pointe a également musclé son jeu. En décembre 2024, l’EPFL annonçait l’arrivée dans ses rangs du chercheur canadien Samy Bengio, chef de la recherche de l’IA chez Apple. C’est également sur le campus d’Ecublens qu’est née la start-up Giotto.AI, dont la technologie est arrivée en 2025 en tête du classement mondial des IA en termes de capacité de raisonnement. Les deux écoles polytechniques fédérales ont joint leurs forces pour développer l’IA en Suisse, notamment au travers de la Swiss AI Initiative, qui a débouché en août 2025 sur le lancement d’Apertus, un modèle de langage fondé sur un logiciel open source.

Européenne, mais pas trop
En plus d’accueillir des institutions de recherche et des entreprises de pointe, l’écosystème helvétique se distingue également par un double avantage stratégique. La Suisse bénéficie d’un accès privilégié au marché européen, tout en restant en dehors du cadre réglementaire imposé par Bruxelles. La législation européenne sur l’IA (AI Act) est notamment perçue comme un frein à l’innovation par les grandes entreprises de la technologie, mais aussi par les acteurs locaux qui cherchent à intégrer des solutions d’IA dans leurs processus.

3. Un cadre strict amené à s’assouplir

Le frein à l’innovation est souvent pointé du doigt, mais les experts en droit insistent aussi sur la nécessité d’encadrer un outil technologique aux implications larges. «L’AI Act vise aussi à instaurer la confiance dans le marché intérieur. On cherche à concilier les intérêts de l’économie du numérique en protégeant les droits fondamentaux et en favorisant l’innovation et la compétitivité des entreprises européennes», résume Florence Guillaume, professeure de droit à l’Université de Neuchâtel et responsable du Certificate of Advanced Studies en droit et intelligence artificielle. A Bruxelles, les lignes commencent à bouger. Les conclusions du rapport Draghi sur la compétitivité européenne, publié en 2024, poussent la Commission d’Ursula von der Leyen à assouplir les règles pour stimuler l’innovation. «Il semble que l’Europe commence à rompre avec la logique de surrégulation», dit Yaniv Benhamou, directeur du Digital Law Center de l’Université de Genève et membre du groupe d’accompagnement de la Confédération sur la régulation de l’IA. «Les législateurs prévoient notamment d’accorder des exceptions aux PME concernant l’application du Règlement général sur la protection des données. Certaines entreprises pourraient par exemple ne plus avoir à conduire des analyses d’impact sur le traitement des données personnelles.»

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4. En Suisse, le droit devra être adapté

Le Conseil fédéral adoptera la Convention du Conseil de l’Europe sur l’IA. Ce texte international est basé sur de grands principes plutôt que sur des normes détaillées, en accord avec l’approche suisse habituelle. Le groupe d’experts sur la régulation de l’IA est déjà à pied d’œuvre pour proposer les changements législatifs dont la Suisse aura besoin dans les domaines clés comme la santé, l’éducation ou encore la finance. Yaniv Benhamou, lui-même membre du groupe, esquisse déjà quelques mesures. «Du côté du soutien à l’innovation,  il est prévu d’autoriser la création d’espaces de données que les entreprises pourront se partager. Sur le plan de la régulation, la Suisse devra sans doute renforcer son arsenal juridique contre les discriminations, au vu des risques élevés de biais discriminatoires dans le cadre du recrutement, par exemple.»

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