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Le dossier du mois

«L’IA améliore la productivité, mais ne détruit pas l’emploi»

Marcel Salathé est codirecteur du Centre d’intelligence artificielle de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Il vient de publier l’essai «IA: comment ne pas perdre le nord?», qui décrypte les effets de l’intelligence artificielle sur l’économie, le travail et la société.

Carré blancCarré blanc

Carole Berset,

Julien Crevoisier,

Erik Freudenreich,

Gabriel Sigrist

Marcel Salathé

Marcel Salathé, codirecteur du Centre d’intelligence artificielle de l’EPFL.

Darrin Vanselow pour L'illustré

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Quel sera l’impact de l’IA sur l’économie suisse ces prochaines années?

Je ne suis pas inquiet pour le marché suisse. Le pays s’illustre dans des domaines de recherche et d’innovation comme l’industrie pharmaceutique ou la medtech, qui vont bénéficier des avancées de l’IA. Cette technologie permettra d’automatiser certaines tâches mais, dans un pays où la complexité du travail est élevée, elle créera surtout de nouvelles fonctions et de nouveaux besoins en matière de compétences humaines. On aura un besoin accru de spécialistes. Il faut aussi dire que l’adoption de l’IA n’est pas tout à fait nouvelle. Les entreprises innovantes se sont lancées sur cette voie depuis un certain temps. Quand nous avons lancé la conférence Applied Machine Learning Days en 2016, on ne parlait pas encore d’IA, mais beaucoup de sociétés – dans la santé ou la reconnaissance d’images – avaient déjà compris qu’un changement majeur était imminent. Il est vrai que l’arrivée de ChatGPT a marqué un tournant. Tout le monde se sent désormais concerné, même si les applications concrètes restent encore à inventer.

On parle aujourd’hui d’un «AI divide», soit un écart entre les entreprises qui exploitent les possibilités de l’IA et les autres, moins bien dotées ou plus réticentes. L’observez-vous en Suisse?

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Pas vraiment pour l’instant. On constate des différences, mais elles dépendent surtout du type d’activité. Une start-up de biotechnologie dépend de l’IA; un restaurant, beaucoup moins. C’était pareil avec l’arrivée d’internet: certaines entreprises sont nées du web, d’autres s’en servaient juste comme vitrine. Même lorsqu’il existe, le fossé technologique n’est pas infranchissable. L’important, c’est d’expérimenter sans prendre de risques démesurés. Comme pour chaque nouvelle technologie, on apprend en la pratiquant. Les entreprises doivent observer ce que font leurs concurrentes, essayer à petite échelle. Il faut éviter de se lancer à l’aveugle et investir massivement sans stratégie.

Quels métiers pourraient disparaître du fait de l’IA?

Il faut raisonner en tâches, pas en métiers. Chaque emploi est une combinaison de tâches: certaines peuvent être automatisées, d’autres non. Une personne qui ne fait qu’une seule tâche répétitive est plus exposée. Mais la plupart des emplois en Suisse sont trop complexes pour être entièrement remplacés: plusieurs études récentes montrent que dans beaucoup de cas, l’IA améliore la productivité sans détruire l’emploi. Aussi, l’histoire économique le confirme. Aucune technologie nouvelle n’a provoqué de chômage de masse durable. La société s’adapte, de nouvelles tâches apparaissent. Je conseille toujours la même chose aux jeunes: faites ce que vous aimez faire, et restez curieux.

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La Suisse ne possède ni géants technologiques, ni grandes plateformes. Peut-elle garder la maîtrise de son destin numérique?

Tout à fait. Ce constat était déjà vrai à l’époque de l’essor d’internet et notre économie s’en est très bien sortie. Bien sûr, ce serait formidable d’avoir une grande entreprise technologique helvétique, mais notre économie s’en sort très bien sans. Beaucoup de groupes, notamment dans l’industrie pharmaceutique, utilisent massivement les technologies développées ailleurs. La souveraineté numérique est avant tout une question politique. Un petit pays sera toujours plus ou moins dépendant des plus grands. Mais il doit s’assurer d’avoir des cartes à jouer. Investir dans la recherche et les start-up, c’est investir dans cette souveraineté.

Quels sont les domaines d’action prioritaires pour que la Suisse reste compétitive à l’ère de l’IA?

Il y a trois domaines qui me paraissent essentiels: l’éducation, la science et l’innovation. Aux Etats-Unis comme en Europe, les régions qui prospèrent le plus grâce à la technologie sont celles qui disposent d’un fort écosystème de recherche. En Suisse, au lieu de réduire les budgets, il faudrait investir davantage dans ces pôles de développement des connaissances et de la technique. Dans le milieu professionnel, la formation continue doit devenir un réflexe collectif. Aujourd’hui, en Suisse, ce sujet relève surtout de la responsabilité individuelle. C’est un bon début, mais il faut aller plus loin. On a besoin d’un effort national pour que chacun puisse se former en continu, avec des formats flexibles. L’obstacle n’est souvent pas le coût, mais le temps à disposition des entreprises.

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Qui doit donner l’impulsion en ce sens?

Je pense qu’il faut en faire un projet de société. Nous avons un excellent système éducatif pour les jeunes mais, une fois adultes, nous sommes livrés à nous-mêmes. J’aimerais qu’on imagine un système où l’apprentissage reste possible tout au long de la vie, à petites doses, en intégrant des pratiques réelles du monde du travail. Ce serait à la fois un atout économique et une assurance contre la perte d’emploi. L’IA permet justement d’imaginer des modèles d’apprentissage plus légers et personnalisés: ce qu’on appelle la «just-in-time education», des petits modules, tout au long de sa carrière.

Quel a été le point de départ de votre nouvel essai, «IA: comment ne pas perdre le nord?»?

Cela fait une quinzaine d’années que je travaille dans le domaine de l’intelligence artificielle et j’ai toujours trouvé important d’expliquer les progrès technologiques auxquels nous assistons. Ce n’est pas un ouvrage technique ni purement scientifique: la première partie explique comment l’IA fonctionne, la deuxième aborde ses domaines d’application (santé, éducation, recherche, travail) et la troisième ouvre une réflexion sur l’avenir. J’ai voulu réaliser un ouvrage accessible, sans jargon, qui partage aussi mon opinion et mon ressenti sur les bouleversements en cours.

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Quel est le niveau actuel d’éducation à l’IA en Suisse?

Les personnes actives dans la recherche ou dans la technologie comprennent bien les enjeux. Mais au-delà de ces cercles, beaucoup n’ont encore qu’une idée très vague de ce qu’est l’IA. Même parmi les personnes bénéficiant d’un haut niveau de formation, la technologie reste souvent une boîte noire. J’ai voulu ouvrir cette boîte, montrer que ce n’est pas si compliqué à comprendre, mais que c’est une technologie très puissante, aux conséquences profondes.

Vous y parlez notamment de l’IA «agentique». Qu’est-ce que cela va changer?

L’IA d’aujourd’hui est surtout réactive, elle répond à vos demandes. L’IA agentique, elle, agit. Elle peut accomplir des tâches de manière semi-autonome – réserver un vol, planifier un rendez-vous, rédiger un rapport. Autrement dit, la machine s’occupe de tout et seule la validation finale incombe à l’humain. Nous en sommes au tout début mais c’est une évolution majeure qui se déploiera ces prochaines années.

Certains craignent une perte de contrôle face à des systèmes qu’ils ne comprennent pas. Est-ce un risque réel?

Il me semble que c’est avant tout une peur entretenue. Ces discours alarmistes viennent souvent de la Silicon Valley, de gens qui cherchent à lever des fonds. On ne sait pas ce qui arrivera dans 200 ans, mais, à court terme, il n’y a aucun risque existentiel à cause de l’IA. A long terme, l’IA s’intégrera probablement dans nos vies, peut-être même dans nos corps. On y est déjà: implants, prothèses, interfaces cerveau-machine... Cela semblera naturel aux prochaines générations.

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