C’est l’annonce récente de la future création d’un site d’agrotech à Saint-Aubin qui a délié les langues à Fribourg. L’investissement de 21,8 millions de francs, tout juste voté par le Grand Conseil en faveur d’AgriCo (pour Swiss Campus for Agri and Food Innovation), a suscité de vifs débats politiques. Certains députés s’étonnent en effet de voir l’Etat engager de telles sommes alors que le dernier projet dans le domaine n’est pas considéré comme un franc succès, loin de là. Il s’agit du parc d’innovation Bluefactory, situé sur l’ancien site des brasseries Cardinal à Fribourg. Et la réalité des chiffres semble amère pour cette institution dont on attendait tant.

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Lancé en 2014 avec l’ambition de créer 2500 emplois, Bluefactory n’en accueille aujourd’hui que 300. Que s’est-il passé? Et quel est donc l’avenir de Bluefactory en 2020, une année de crise sanitaire durant laquelle les acteurs politiques deviennent naturellement très prudents avec les investissements publics? Les nombreux témoignages recueillis démontrent que le projet n’a jamais véritablement trouvé sa place ou son identité et qu’il peine à s’affirmer face aux autres parcelles romandes dédiées à l’innovation, comme Y-Parc (Yverdon), Microcity (Neuchâtel), Energypolis (Sion), le campus Biotech (Genève) ou encore le Biopôle et le Parc de l’innovation à Lausanne.

Recapitalisation prévue ces prochains mois

Rappelons que Bluefactory a connu un démarrage difficile basé sur un plan financier très (trop?) optimiste, de nombreux changements à la direction et des retards sur le chantier. Plus concrètement, on reproche également à ce quartier de l’innovation son aspect vieillot, qui ne soutient pas la comparaison avec ses concurrents romands. «La zone est énorme, mais la réception, par exemple, n’est pas bien organisée, difficile à débusquer. On peine un peu à se retrouver sur ce campus. Et bien qu’il soit situé au centre-ville et près de la gare, les désavantages sont nombreux avec un voisinage peu sexy», explique un habitué du lieu, qui souhaite rester anonyme.

La dirigeante d’une société présente depuis deux ans sur le site nuance ce constat, de manière anonyme également: «On sent que les locataires augmentent depuis quelques mois, car avant, c’était un peu vide. Nous sommes contents de constater que les choses commencent à bouger avec la construction de bâtiments. Nous comptons rester encore longtemps ici, car les prix sont inférieurs à ceux pratiqués dans les parcs à Lausanne, par exemple.»

Reste que l’aspect financier est passablement gênant aux yeux des opposants. Dix millions de francs ont dû être votés en 2016 par l’Etat et la ville de Fribourg afin de renflouer les caisses. Le parlementaire vert Cédric Péclard est circonspect face à ces dépenses: «Bluefactory veut faire de l’innovation, mais ce n’est pas si simple d’attirer les entreprises de nouvelles technologies. Finalement, on ne fait qu’arroser d’argent ce site, sans garantie pour le futur.»

À la croisée des chemins

Son collègue UDC Gabriel Kolly est également inquiet: «Je crains qu’il ne soit déjà trop tard, que le mal soit fait. L’image de Bluefactory est devenue très négative pour les politiques et les citoyens. On nous a promis plein de choses à la clé, dont beaucoup d’emplois, mais c’est un échec. Pour l’avenir, je ne suis pas positif, il faudrait lâcher une partie des terrains et se réinventer. De plus, la ville de Fribourg n’a pas les moyens de ses ambitions dans ce projet, elle devrait aussi rendre ses actions.»

Face à ces critiques, l’Etat de Fribourg défend bec et ongles le projet qui, selon les termes du conseiller d’Etat chargé de l’Economie, Olivier Curty, se trouve véritablement à la croisée des chemins. «L’année 2019 a permis à la société Bluefactory Fribourg-Freiburg (soit BFF, le nom de la société anonyme faîtière, propriété à parts égales de la ville et de l’Etat de Fribourg, ndlr) de continuer sur sa lancée et de franchir des étapes importantes dans son développement. Le site accueille désormais plus de 300 emplois et la réalisation des nouveaux bâtiments lui donnera un nouvel élan très attendu.»

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Olivier Curty, conseiller d’Etat chargé de l’Economie
© DR

Bluefactory n’a jamais disposé des moyens financiers indispensables pour réaliser les objectifs fixés.

Voilà pour les informations opérationnelles. En ce qui concerne le budget, le ministre donne aussi son avis. «Aujourd’hui, une capitalisation de BFF à la hauteur de sa tâche est toutefois nécessaire. La société n’a en effet jamais disposé des moyens financiers indispensables pour réaliser les objectifs fixés par la charte d’utilisation du site. L’ambition est forte, certes, mais pour le canton de Fribourg, Bluefactory est une vision d’avenir.»

Du côté de la direction de Bluefactory, l’optimisme reste de mise, notamment en raison de la construction prochaine de deux bâtiments, qui pourrait effectivement donner un nouvel élan. «Le début des travaux est prévu pour la fin de l’année en raison du Covid-19. Les prochains mois seront très importants, car nous allons demander une recapitalisation à nos actionnaires (le montant n’est pas encore dévoilé mais sera très important, selon nos informations, ndlr). Il faut savoir que pour le développement normal d’un site comme le nôtre sur quinze à vingt ans, les coûts seraient de 450 millions de francs. Nous sommes donc clairement sous-capitalisés», défend Philippe Jemmely.

Le directeur de Bluefactory Fribourg-Freiburg rappelle en outre que la surface locative disponible est totalement occupée par les centres de compétences et que des dizaines de start-up et de PME, comme Bcomp, LS Instruments, Mobbot, RS Switzerland ou NanoLockin, sont des locataires fidèles.

Rapprochement avec l’EPFL

On comprend donc que de l’argent public sera de nouveau nécessaire, ce qui n’est pas pour rassurer les opposants. «Le développement du quartier d’innovation Bluefactory n’est en effet pas ce qui a été annoncé. Diverses raisons entraînent régulièrement des retards dans les projets et les constructions qui sont absolument nécessaires au développement. Par conséquent, le site attire encore trop peu d’entreprises et les emplois nouvellement créés ne répondent pas aux attentes», conclut Reto Julmy, directeur de l’UPCF (Union patronale du canton de Fribourg), qui connaît très bien le dossier.

Reto Julmy propose des pistes de réflexion: «Un quartier d’innovation ne peut «s’envoler» que si les fonds nécessaires sont débloqués. Avec le développement futur de la collaboration avec l’EPFL, par exemple, il existe cependant des approches qui vont dans la bonne direction. Toutefois, il ne faut pas perdre plus de temps et il faut remettre en question les structures, mais aussi les droits de propriété pour l’avenir. Bluefactory est certainement une bonne idée et surtout une excellente opportunité. Il est rare de pouvoir réaffecter à une nouvelle utilisation une surface d’une telle grandeur et d’un tel potentiel dans un centre-ville comme Fribourg.»

EdouardBolleter
Edouard Bolleter