Le groupe Schenk est le numéro un du vin helvétique, avec plus de 20 propriétés réparties entre les cantons de Vaud et du Valais. A cela s’ajoutent quelque 25 domaines viticoles en France, en Italie et en Espagne. A lui seul, le groupe Schenk commercialise 3500 hectares de vignes dans le monde entier et compte 700 collaborateurs. A quelques jours des vendanges, François Schenk, Brand & Family Ambassador du groupe, représentant de la quatrième génération familiale depuis la création de l’entreprise en 1893, nous parle du marché, des tendances et de la stratégie de son entreprise. A ses côtés, Christophe Chauvet, un grand connaisseur du vin. Cet ancien de Moët Hennessy (LVMH) a travaillé sur plusieurs continents avant de rejoindre le groupe vaudois il y a un an en tant que directeur des marques & domaines.

également interessant
 
 
 
 
 
 

François Schenk, quelle est votre perception du marché suisse du vin?

François Schenk: C’est un marché qui a très peu évolué pendant des décennies; il était ultra-conservateur mais, depuis une dizaine d’années, il s’adapte au consommateur moderne qui butine, qui est plus curieux qu’à l’époque de nos parents, où l’on ne buvait qu’une dizaine de vins différents par année. Cette évolution de la consommation représente le plus grand défi de la viticulture suisse. Notamment dans le canton de Vaud, où l’offre reste limitée, avec plus de 60% de chasselas.

Comment avez-vous vécu ces derniers mois marqués par la pandémie?

F. S. Nous avons subi des baisses significatives sur les marques qui dépendent majoritairement du marché horeca. Ces baisses n’ont pas été compensées par les achats des clients privés en cave. Cette situation explique en partie notre décision de diminuer nos achats, même s’il s’agit d’un plan stratégique à long terme.

Une décision qui a été largement critiquée…

F. S. Oui, je le comprends, mais nous avons artificiellement assaini le marché à nos frais pendant très longtemps en achetant l’intégralité de la production, y compris des récoltes moins intéressantes pour nous. Cela pour éviter que les surplus ne soient bradés et tirent tous les prix vers le bas. De mon point de vue, nous aurions dû commencer à réduire nos achats il y a dix ans déjà. La Bourgogne a vécu la même situation il y a vingt ans et les producteurs de raisin ont été contraints d’apprendre à vinifier plus qualitativement et à vendre leur propre vin. Aujourd’hui, aucun d’eux ne reviendrait en arrière.

Vous disposez d’une vingtaine de propriétés dans les cantons de Vaud et du Valais. Quelles sont vos priorités pour ces domaines?

F. S. Nous ne sommes plus du tout engagés dans une course au volume. Nous avons tellement de vins différents que nous peinons à les écouler. Notre stratégie consiste aujourd’hui à mieux valoriser notre production, à recentrer notre assortiment et à nous concentrer sur le milieu et le haut de gamme. Je suis d’ailleurs convaincu qu’il ne devrait plus y avoir de vins suisses d’entrée de gamme. Prenez l’Autriche, par exemple. Là-bas, la production locale se concentre sur des vins à haute valeur ajoutée, qui représentent 60% du marché. L’entrée de gamme est assurée par les vins italiens et étrangers. Cette stratégie est la bonne.

Vous dites que les Vaudois sont restés «scotchés» sur le chasselas, qu’allez-vous faire de ce cépage dans ce canton?

F. S. Je ne dis pas qu’il faut arracher le chasselas dans les domaines. D’ailleurs, nous possédons des pépites, comme l’Aigle les Murailles ou Testuz et bien d’autres, dont les résultats sont excellents. Je dis simplement que nous devons mieux prendre en compte les habitudes de consommation, qui évoluent. Partout dans le monde, la consommation de rosé explose, comme celle des vins mousseux. Parallèlement, les clients sont toujours plus attentifs aux critères de durabilité des produits qu’ils consomment. Si nous parvenons à proposer des rosés locaux de style provençal, plus secs, plus légers, je suis certain que nous les vendrons très bien. Nous réalisons par ailleurs en ce moment des tests pour produire des mousseux à base de chasselas. C’est pour mener ce genre de réflexions, pour disposer d’un regard frais, que nous avons engagé Christophe Chauvet comme directeur des marques et domaines.

Christophe Chauvet, c’est donc vous qui avez poussé pour les rosés et les mousseux?

Christophe Chauvet: Non, le constat s’est imposé de lui-même. En France, le rosé représente plus de 30% des ventes, il a dépassé le blanc depuis longtemps. En Suisse, toutes origines confondues, le rosé ne représente pour le moment que 9% de la valeur en grande distribution. Or, ce n’est pas une question de saison ou de température, car le rosé se boit aussi en Bretagne au mois de novembre. Il s’agit d’une tendance de fond qui s’établit partout et il n’y aura pas de retour en arrière. Nous avons aussi tous observé que le consommateur boit moins, mais il boit mieux et plus authentique. La période des vins Parker, avec des vinifications complexes, en barriques, est derrière nous, j’en suis convaincu. Nous allons vers des vins plus nature, avec moins d’intervention humaine dans la cave. En laissant faire, nous obtenons de très belles choses.

Cette philosophie vous pousse aussi à convertir toute votre production en bio?

C. C. Oui, c’est aussi une tendance mondiale et il n’y a pas d’alternative, il faut s’y mettre. J’ai d’ailleurs été étonné de constater le retard de la Suisse dans ce domaine par rapport à la France ou à l’Italie quand je suis arrivé, il y a un an. Dans l’Hexagone, certains grands producteurs ont demandé à l’Etat de fixer un objectif de 50% de la production en bio à l’horizon 2025 pour accélérer le mouvement. Au sein de la maison Schenk, nous avons lancé cette année la conversion au bio sur certains domaines en France et en Suisse. Les conditions climatiques extrêmes n’ont pas facilité notre tâche, mais nous gardons notre cap.

François Schenk, cette vision a-t-elle été bien acceptée en interne?

F. S. Lancée par la nouvelle direction, cette décision a été largement soutenue par le conseil d’administration. Nous sommes convaincus qu’il s’agit de la seule voie à suivre, a contrario des initiatives anti-pesticides et eau propre qui ont été balayées dans les urnes en juin dernier. Nous avancerons étape par étape, en sachant qu’il nous faudra sept à huit ans pour retrouver des volumes équivalents à ceux d’aujourd’hui.

"Je suis convaincu qu’il ne devrait plus y avoir de vin suisse d’entrée de gamme. Nous n’avons pas à rougir de la qualité de nos vins. Il faut mieux les mettre en valeur et les faire connaître à l’international."

Pourquoi les vins suisses peinent-ils tant à s’exporter?

F. S. Quand vous parlez des vins suisses à des distributeurs étrangers, ils vous disent qu’ils sont inconnus et trop chers. Du coup, nous avons toujours eu tendance à exporter des vins d’entrée de gamme et c’était une erreur. Je pense que nous n’avons pas à rougir de la qualité de nos vins suisses. Nous devons mieux les faire connaître et les mettre en valeur. Pour y parvenir, nous allons plutôt chercher des petits distributeurs qui ne miseront pas sur le volume mais sur la qualité. A terme, je suis certain que les vrais amateurs de vins viendront à la découverte de nos produits suisses.

C. C. Il suffit de penser aux Grüner Veltliner et aux pinots noirs autrichiens. Il y a quelques années, ils étaient encore inconnus alors qu’ils sont maintenant encensés par les critiques. Les rosés de Provence, le pinot grigio, le malbec argentin, les vins de Nouvelle-Zélande ont tous réussi à s’imposer et ils sont désormais installés. Le tour de la Suisse viendra, avec le chasselas notamment, qui n’a pas encore trouvé sa place à l’exportation. Il y a aussi des cépages plus connus comme la syrah ou le pinot noir, qui bénéficient ici d’un climat plus clément que dans la vallée du Rhône ou dans le Languedoc. Le raisin est moins cogné par le soleil et les vins affichent plus de fraîcheur et d’élégance. En Suisse, l’altitude est un réel avantag:, à chaque fois que l’on gagne 100 mètres d’altitude, c’est généralement 1°C en moins, et par conséquent moins de chaleur, plus de subtilité avec moins d’alcool, tout ce que recherche le consommateur d’aujourd’hui.

Comment allez-vous entamer cette conquête internationale avec vos vins locaux?

C. C. Nous sommes en train d’identifier les sept ou huit domaines sur lesquels nous allons concentrer nos efforts pour l’exportation. Il y a notamment le Château de Châtagneréaz, les domaines du Mont d’Or, Maison Blanche, Aigle les Murailles ou encore Testuz, qui ont tous le potentiel pour l’international. Parallèlement, nous croyons beaucoup à l’œnotourisme et au retour des clients dans nos caves. Pour cela, nous travaillons sur l’ancrage, nous voulons créer de l’expérience en nous appuyant sur l’histoire exceptionnelle de ces domaines. Chez Testuz, par exemple, les premières archives remontent à 1538, c’est incroyable! Au Château de Chatagneréaz, les premiers bâtiments ont été construits en 996, il y a plus de mille ans, et ce domaine doit son nom aux moines qui y cultivaient des châtaigniers.
Les groupes de luxe ont compris depuis longtemps l’importance de l’ancrage; nous devons nous en inspirer. Dans mon village de la Loire, en France, nous avons une église du XIIIe siècle, mais nos vignobles n’ont pas une histoire aussi établie. Je pense même que certaines maisons champenoises ou certains châteaux bordelais – qui communiquent beaucoup sur leurs origines – pourraient être jaloux de l’héritage et de la richesse du patrimoine dont bénéficient certains de nos domaines et châteaux suisses.

La Suisse compte 63 appellations AOC, est-ce que ça ne contribue pas à embrouiller le consommateur suisse ou étranger?

C. C. Oui, je pense qu’il y en a trop. Le consommateur se perd dans cette jungle d’appellations. En France, l’appellation Nuits-Saint-Georges, par exemple, regroupe six communes. L’appellation Saint-Emilion regroupe 5400 hectares. Quand vous savez que le vignoble valaisan dans son ensemble représente un peu plus de 5000 hectares et que celui du canton de Vaud ne dépasse pas les 3800 hectares, vous pouvez vous poser des questions. Il y a peut-être des regroupements d’appellations à envisager pour permettre une meilleure lisibilité de nos produits.

Christophe Chauvet, quelles sont vos priorités depuis votre arrivée chez Schenk?

C. C. Quand je suis arrivé, j’ai ouvert 19 chantiers clés autour de quatre pôles qui visent notamment à mieux capter et entourer le consommateur, à revisiter notre organisation commerciale ou encore à repenser notre gamme de produits. Pour moi, nos vins et nos domaines ont beaucoup de belles histoires à raconter, nous devons être moins discrets.

F. S. Notre projet de cité du vin à Rolle va exactement dans ce sens. Les habitants de la région et au-delà devront se sentir chez eux en passant la porte de l’œnothèque. Ce concept reflète aussi nos valeurs environnementales. Nous pomperons de l’eau du lac pour réguler la température des locaux, nous prévoyons de convertir les gaz de fermentation en bicarbonate de sodium et tous nos déchets seront décarbonés. Ce projet de cité du vin est entièrement tourné vers l’innovation.

Innovez-vous encore concernant les vins eux-mêmes?

C. C. Bien sûr, en permanence. Nos œnologues testent en ce moment des cuves en céramique en forme d’œuf, des amphores, nous faisons des essais sur des élevages de nos vins sous terre et sous l’eau. Nous élaborons des vins nature avec de nouvelles méthodes et nous laissons une large autonomie à nos professionnels dans les vignes et les caves pour qu’ils puissent nous préparer les pépites de demain.


Quelques dates clés

Le groupe Schenk est toujours entièrement en mains familiales et les 4e (dont François Schenk) et 5e générations y sont activement impliquées. Le groupe possède plus de 3500 hectares de vignes dans le monde entier.

Une histoire de famille.

© Blaise Kormann
  • 1893 L’histoire de la société commence avec Charles Schenk, un tonnelier qui construisit un fût mythique de 23 500 litres à l’occasion de l’Exposition nationale de Genève.
  • 1915 Le fils de Charles, Arnold Schenk, négociant en vins, visionnaire, fonde la première succursale à Sète, dans le sud de la France. Suivront l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, le Benelux et le Royaume-Uni.
thierry_vial_sliphardt_0
Thierry Vial