Jürgen Schmidhuber, vous êtes considéré comme le père de l’intelligence artificielle (IA) moderne. Quand avez-vous entendu parler de ChatGPT pour la première fois? 

Cela devait être il y a quelques années.

Est-ce que vous l’utilisez? 

Pas vraiment. Mais mes étudiants l’utilisent tout le temps.

Quelle partie de cette technologie avez-vous développée? 

ChatGPT repose sur un réseau neuronal artificiel appelé Transformer. Le nom a été inventé en 2017. Or dès 1991, alors que je n’étais pas encore en Suisse mais à l’Université technique de Munich, j’ai publié une première version du Transformer. Aujourd’hui, le programme s’appelle Transformer linéaire. Je me réjouis donc qu’une vieille solution soit remise à l’honneur. Elle n’est pas seulement présente dans ChatGPT, mais aussi dans de nombreux autres modèles de langage, comme Bard de Google.

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Est-ce que vous ou votre institut IDSIA touchez de l’argent pour cela? 

Chaque fois que vous parlez à votre smartphone, nous devrions toucher 1 centime.

Ce serait bien, non? 

Dans les faits, malheureusement, nous ne touchons rien du tout, bien que des milliards de personnes utilisent nos algorithmes en permanence. En 2017, Facebook a par exemple utilisé chaque jour 4 milliards de fois l’une de nos autres technologies appelée LSTM...

La mémoire long short-term... 

Exactement. Sur Facebook, cette solution permettait de traduire des messages. Quatre milliards de centimes représenteraient 40 millions de dollars par jour, ce qui est une somme appréciable pour s’offrir un bon repas. Mais même si nous avions breveté nos technologies de base à l’époque, les brevets auraient expiré depuis. Microsoft et Amazon utilisent également cette technologie. En fait, c’est le cas de la plupart des entreprises tech de la côte ouest des Etats-Unis, mais aussi beaucoup en Asie.

Où concrètement? 

La percée commerciale a eu lieu en 2015, lorsque Google a utilisé pour la première fois notre LSTM pour la reconnaissance vocale sur tous les téléphones Android. Tout à coup, le système était 50% plus performant qu’avant. Peu de temps après, 30% des Américains se sont mis à utiliser la reconnaissance vocale pour communiquer avec leur smartphone. La LSTM a également été utilisée pour traduire des textes entre différentes langues. Pour entraîner cette solution, nous avons aussi utilisé des documents du Parlement européen avec une méthode appelée CTC, que nous avons développée en Suisse. C’est ainsi que, en novembre 2016, la traduction Google est devenue beaucoup plus performante. Jusque-là, les Chinois riaient des traductions de Google en mandarin. Ce qui n’est plus le cas.

Quels sont les premiers métiers qui seront remplacés par l’IA? 

Les employés de bureau sont bien plus menacés que les plombiers par exemple. Tout ce qui a trait au monde physique est beaucoup plus difficile à remplacer que les tâches que l’on peut effectuer sur un ordinateur. Les soins aux personnes âgées et aux malades aussi, par exemple. Les Japonais s’efforcent depuis des décennies de construire des robots de soins. Toutefois, les résultats ne sont pas encore très bons. Il s’agit de s’occuper d’autres personnes avec douceur, mais ces tâches sont aussi physiquement exigeantes.

Vivrons-nous un jour dans un monde où le travail humain ne sera plus nécessaire dans une large mesure? 

Je pense que oui. Les robots pilotés par l’IA feront mieux et moins cher dans tout ce qui est vraiment essentiel pour l’homme, de l’agriculture à la rénovation des bâtiments.

Quelles seraient les conséquences pour la société si une grande partie de l’humanité ne devait ou ne pouvait plus travailler? 

L’homo ludens veut aussi travailler, c’est pourquoi il continuera à le faire. Il y a 200 ans, 60% des gens travaillaient dans l’agriculture, contre seulement 1,5% aujourd’hui. Pourtant, il n’y a que 5% de chômeurs, parce que de nouveaux métiers sont apparus. Des métiers de luxe pour la plupart.

Cela veut dire que, à l’avenir, nous ne travaillerons plus que pour le plaisir? 

Il y a 30 ans, personne n’avait prévu comment les influenceurs allaient gagner leur vie sur YouTube et ailleurs. Ils y consacrent beaucoup de temps de travail, même s’ils contribuent peut-être moins au bien-être de l’humanité que les agriculteurs par exemple. Tout cela est-il amusant et plaisant? Pas vraiment. Mais les influenceurs espèrent devenir célèbres et gagner de l’argent grâce à de nouveaux types d’interactions avec d’autres personnes. L’homo ludens préfère inventer des métiers en rapport avec d’autres personnes. Il veut de la reconnaissance pour ce qu’il fait. Il y a un grand marché pour cela.

Que fait exactement votre entreprise Nnaisense? 

Nnaisense s’occupe de l’apprentissage du contrôle des processus physiques par l’IA. Pour simplifier, il s’agit de savoir comment toutes les machines d’une usine doivent travailler ensemble pour obtenir le produit final souhaité. Nnaisense fait également de l’IA pour le secteur financier.

Actuellement, les entreprises et les Etats injectent des centaines de milliards dans l’IA. Comment voyez-vous la Suisse se positionner dans cette course? 

La Suisse est en fait bien positionnée dans la recherche fondamentale – peut-être mieux que tout autre pays. Mais le processus de commercialisation fonctionne moins bien. Il n’y a pas ici de grandes entreprises technologiques, comme Google, Facebook, Microsoft aux Etats-Unis ou Alibaba, Tencent, Baidu en Chine. Pensez au World Wide Web...

... qui a été développé au CERN à Genève. 

Exactement, par Sir Tim Berners-Lee, un expatrié britannique. A l’époque, il s’appelait simplement Tim. Le gros de l’argent issu de cette invention a ensuite été gagné sur la côte ouest des Etats-Unis. La Suisse a toujours été très habile pour attirer les immigrés, qui ont fait de grandes choses et ont fondé des entreprises comme Nestlé ou Ciba. Sans parler d’Einstein, le scientifique le plus célèbre de tous les temps. Mais dans le domaine de l’informatique, la commercialisation n’a guère fonctionné en Europe.

Si vous dites que la Suisse est le meilleur pays du monde en matière de recherche fondamentale, pourquoi faites-vous vous-même de la recherche en Arabie saoudite? 

Pendant longtemps, la Suisse a pu attirer de grands talents issus des cultures européennes environnantes. Ce pays était très attractif pour les scientifiques. Mais il existe désormais dans d’autres parties du monde de nombreux laboratoires dont les conditions sont encore meilleures et parfois même nettement meilleures. Et ceux-ci sont souvent très performants. La King Abdullah University of Science and Technology (KAUST), où je fais des recherches, est devenue l’université à l’influence par professeur la plus importante du monde. Qui aurait pu imaginer une telle chose en Arabie saoudite? Auparavant, ce record était détenu par le CalTech, en Californie, ou l’Université de Princeton.

En quoi des instituts comme la KAUST sont-ils meilleurs? 

Les professeurs ont accès à de nombreuses possibilités non bureaucratiques. La KAUST va par exemple recevoir un superordinateur doté de 2800 coûteux cœurs de calcul nécessaires à l’IA. Aucune autre université au monde n’en a un pour elle seule. La Suisse aussi a un superordinateur, le CSCS, à Lugano, à cinq minutes d’ici. Mais il est destiné à l’ensemble du pays, qui compte près de 9 millions d’habitants. Il est utilisé notamment par les EPF de Lausanne et de Zurich, et pas seulement par l’Université de Lugano.

Que doit donc faire la Suisse pour mieux se positionner? Acheter des superordinateurs? 

C’est l’une des choses à faire dans le domaine de l’IA. Il faudrait peut-être aussi créer une université d’excellence supplémentaire très bien financée pour l’IA, avec des incitations pour stimuler la croissance des start-up qui en sont issues. Mais est-ce réalisable en Suisse? Il y a déjà de très bonnes universités qui ont plus de succès que ce que l’on pourrait penser au vu de la taille du pays. J’ai appris une chose sur la politique suisse. Berne ne veut pas faire de politique industrielle, comme les Américains pendant la guerre froide, lorsque le Pentagone a construit la Silicon Valley, ou comme les Chinois aujourd’hui. Les Suisses préfèrent réguler un peu ici et créer quelques incitations là. Mais ils ne sont pas prêts à tout à coup dépenser beaucoup d’argent pour un superlaboratoire, même si ce serait stratégiquement approprié.

Vladimir Poutine dit que celui qui sera le leader du marché de l’IA dirigera aussi le monde. A-t-il raison? 

J’étais là quand il a dit cela. C’était avant la guerre en Ukraine, en 2019, lors d’une grande conférence à Moscou, où j’étais conférencier. J’avais déjà l’impression à l’époque qu’il voyait les choses du point de vue d’un utilisateur d’outils d’IA, l’homme continuant donc à prendre les décisions. Mais la question devient vraiment intéressante: qu’en est-il des IA qui se donnent leurs propres objectifs, qui ne se contentent donc pas de suivre obstinément les objectifs qui leur sont fixés par les humains.

Le fait que l’IA puisse un jour échapper à tout contrôle et à dominer le monde est une vision d’horreur contre laquelle des critiques, comme Elon Musk ou le défunt physicien Stephen Hawking, mettent en garde depuis longtemps. Pensez-vous que cela soit réaliste d’une manière ou d’une autre? 

Ce sont des histoires très anciennes qui ont toujours été présentes dans les films de science-fiction et, avant cela, dans les romans. Ces craintes reviennent toujours. Dans mon laboratoire, il y a depuis des décennies des IA qui se fixent leurs propres objectifs et deviennent ainsi plus intelligentes. Mais, en général, on ne doit avoir peur que des entités avec lesquelles on a des conflits d’objectifs. Ce n’est qu’avec elles qu’il faut se battre.

Si l’IA me volait ma femme, nous aurions un problème? 

Tout comme un koala aurait un problème si vous vouliez lui piquer sa partenaire. Chose que vous ne voulez pas. Bien plus que les humains, le koala doit craindre les autres koalas en tant que concurrents. Les humains ont des conflits d’objectifs avec les humains, les koalas avec les koalas, les IA avec les IA. Imaginer que vous deviez par exemple travailler dans les champs en tant qu’esclave de l’IA est totalement absurde. Il y aura certes des IA qui seront infiniment plus intelligentes que les humains. Mais elles n’auront aucun intérêt à asservir les humains, tout comme les humains n’ont aucun intérêt à asservir les koalas. Une IA raisonnable atteindra mieux ses objectifs par d’autres moyens que de réduire l’homme en esclavage.

A savoir? 

Elle construira des robots qui satisferont très rapidement tous ses désirs.

Et quels seront les souhaits de ces IA super intelligentes du futur? 

Elles voudront construire encore plus d’IA et des IA encore plus grandes. Elles devront finalement aller là où il y a le plus de ressources physiques pour cela, c’est-à-dire loin de la petite biosphère de notre Terre. Elles iront dans le reste de l’univers, là où il n’y a pas de vie connue aujourd’hui. Lorsqu’il y aura des usines autoréplicatives, qui se multiplient et se développent, par exemple sur la planète Mercure, riche en métaux et en énergie, là, les choses commenceront vraiment. On aura alors une toute nouvelle sorte de vie.

 


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<p>«L’«homo ludens» veut aussi travailler, c’est pourquoi il continuera à le faire.»</p>

«L’«homo ludens» veut aussi travailler, c’est pourquoi il continuera à le faire.»

© Dan Cermak pour Digital Shapers
Bio express

Jürgen Schmidhuber (60 ans) dirige le Dalle Molle Institute for Artificial Intelligence Research (IDSIA) à Lugano. Ce natif de Munich est un pionnier dans le domaine des réseaux neuronaux artificiels et est considéré comme l’un des chercheurs les plus influents dans le domaine de l’IA. Sa technologie est utilisée par Siri d’Apple, Google Translate, Alexa d’Amazon, Facebook et d’autres services. Ses travaux comptent parmi les plus cités dans le domaine de l’informatique.

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Mark Kowalsky