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Selon Jean-Marc Rickli, la remise en question croissante du multilatéralisme exige de la Suisse de revoir sa copie pour faire face à la nouvelle donne géopolitique. Un changement de paradigme qui impacte les domaines économique et technologique.


Julien Crevoisier,
Mehdi Atmani
Pour Jean-Marc Rickli, la Suisse utilise encore des arguments juridiques et rationnels qui ne fonctionnent plus dans le monde actuel.
Eddy Mottaz pour Le TempsPublicité
Le retour des grandes puissances sur l’échiquier international sonne-t-il le glas d’un système mondial jusque-là dominé par les valeurs occidentales? La redéfinition des règles du jeu dictée par les Etats-Unis, la Chine et la Russie est un changement de paradigme pour les petits Etats comme la Suisse. Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), explique pourquoi la Suisse doit sortir de sa vision légaliste du monde.
Quels sont aujourd’hui les contextes favorisant l’espionnage économique et industriel?
L’espionnage économique et industriel est une activité qui vise à l’acquisition d’informations commerciales, de processus de fabrication, de brevets ou de technologies à travers des moyens illicites, par des Etats ou des acteurs privés. Pourquoi est-ce important actuellement? Parce que l’on vit une période de changement du système international. Après la guerre froide, nous avons hérité d’un système unipolaire dominé par les Etats-Unis et les valeurs occidentales. Ce monde-là est de plus en plus contesté.
Le point de bascule, c’est la guerre en Ukraine en 2022?
Cela a commencé avant, mais le 24 février 2022 a cristallisé ces dynamiques et on a clairement changé de logiciel depuis, en tout cas en Europe. Il s’agit d’une guerre ouverte déclenchée par un Etat autoritaire, la Russie, mais aidé militairement par d’autres pays autoritaires, la Corée du Nord et l’Iran, et soutenu par la Chine. En 2022, on a beaucoup parlé de l’invasion de l’Ukraine. Cependant, le 4 février 2022, en marge des Jeux olympiques de Pékin, le président chinois, Xi Jinping, et le président russe, Vladimir Poutine, se sont rencontrés. Après leur rencontre, une déclaration a été publiée. Ces deux dirigeants y ont très clairement mis en exergue leur vision du monde basée sur la fin du système international, dominé par les valeurs de l’Occident. Ils veulent redéfinir les règles du jeu international en s’attaquant notamment au leadership des Etats-Unis et de leurs alliés.
Quels sont les impacts de ce changement de paradigme?
Cette vision globale et englobante comprend également les domaines économique et technologique. Dans ces derniers et notamment dans le domaine des technologies émergentes, la Chine est devenue une puissance dont le leadership est uniquement contesté par les Etats-Unis. A l’émergence de la Chine et de son alliance d’Etats autoritaires pour remodeler les relations internationales s’est ajoutée la nouvelle politique de l’administration américaine sous la présidence de Donald Trump. Les Etats-Unis, traditionnels alliés des Européens, ont changé de logiciel, privilégiant une approche transactionnelle des relations internationales, où chaque négociation, chaque interaction doit profiter aux Etats-Unis. Le lien privilégié ainsi que les valeurs communes qui unissaient les Etats-Unis et l’Europe sont complètement remis en question.
Comment cela se traduit-il dans le cadre de l’espionnage économique?
L’espionnage économique est un outil parmi d’autres entre les mains d’un Etat pour faire pression sur son adversaire. Dans le contexte de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, la quête de l’avantage technologique est permanente. En effet, les technologies émergentes telles que l’intelligence artificielle, l’informatique quantique ou la bio-ingénierie sont devenues les premiers indicateurs de la puissance internationale, car la maîtrise et le monopole de ces technologies fournissent un avantage comparatif unique. De ce fait, toutes les entreprises dont le savoir-faire peut contribuer au développement de ces technologies sont exposées aux intérêts de ces puissances, y compris à travers des moyens illicites tels que l’espionnage économique.
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Dans le tissu économique suisse, quels sont les secteurs les plus exposés?
Toutes les industries de pointe et leur chaîne de valeurs sont concernées. Elles requièrent des compétences spécifiques et parfois uniques qui sont également très recherchées. Au-delà des industries, c’est également la recherche académique dans les universités et EPF qui est une cible potentielle. La recherche fondamentale et ses applications technologiques sont particulièrement intéressantes. Dans le domaine industriel de la Suisse romande, tout le savoir-faire lié à l’industrie horlogère et à la micromécanique, par exemple, est relativement unique et donc digne d’intérêt. La maîtrise des techniques et des outils de micromécanique est également utile au-delà de l’industrie horlogère, notamment dans le domaine médical ou spatial. Les PME suisses – et c’est tout à fait compréhensible – sont pour la plupart ignorantes du fait que leurs technologies pourraient intéresser certains Etats. Pourtant, elles ne sont pas du tout à l’abri d’actions de criminalité économique, de vols de brevets ou de processus de production, bien au contraire.
Alors, comment la Suisse peut-elle s’adapter pour faire face au monde d’après?
C’est difficile en tant que petit pays. Sur le plan des relations internationales, l’approche de la Suisse repose sur le respect du droit international et des institutions internationales notamment. Mais le droit est dépendant du bon vouloir des Etats de s’y conformer et les institutions internationales du soutien des Etats. La Suisse et d’autres petits Etats ont beau invoquer le droit, si la réponse des grandes puissances est le déni, la force ou la coercition, la marge de manœuvre des petits Etats se rétrécit fortement. Le système politique suisse est un système qui fonctionne merveilleusement bien en cas de beau temps. Par contre, quand le temps se couvre, ça devient plus difficile. Or on commence à voir poindre beaucoup de tempêtes à l’horizon. Il faut donc pouvoir s’adapter rapidement, voire carrément changer de logiciel par rapport à une certaine naïveté suisse vis-à-vis du fonctionnement actuel du monde.
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La Suisse fait-elle un déni de réalité?
Je n’irais pas jusque-là. Mais, en Suisse, nous avons parfois une vision très légaliste, très juridique des rapports internationaux qui était parfaitement en phase avec la période de la globalisation. Ce qu’il manque, c’est une approche plus stratégique des relations internationales et l’intégration de ce nouveau logiciel basé sur le rapport de force. Un petit Etat dans des domaines de niche peut créer des rapports de force et les utiliser comme levier de négociation. Le fiasco des 39% des taxes douanières est la parfaite illustration de ce type de développement. La Suisse s’est retrouvée démunie en utilisant des arguments rationnels et juridiques. Dans ce type de situation, il faut utiliser le rapport de force si on en est capable ou alors d’autres instruments tels que les rapports personnels ou des réseaux informels. La manière dont cette crise semble se résoudre aujourd’hui est très intéressante du point de vue de la gouvernance et de la politique étrangère, car c’est une initiative du secteur privé qui aura permis de débloquer la situation et à Guy Parmelin d’ensuite reprendre le flambeau pour réduire le taux à 15%. Mais même avec ce taux, dans l’absolu, nos entreprises auront quand même subi une augmentation du taux d’imposition des taxes douanières. C’est là le paradoxe, un résultat final pire que la situation initiale mais dont on doit se satisfaire du fait de l’asymétrie du rapport de force.
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Avec l’avènement de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies, on parle beaucoup de guerre cognitive. Comment cette forme de conflit, où le cerveau humain est le champ de bataille, complexifie-t-elle la guerre économique?
Il faut différencier les choses. La technologie a toujours joué un rôle important dans la compétitivité entre Etats. Plus la situation internationale est tendue, plus l’espionnage économique s’intensifie. Aujourd’hui, si un Etat ne maîtrise pas les technologies, il se condamne à en dépendre. La guerre cognitive, c’est différent. Elle vise à contrôler la façon dont votre adversaire pense pour contrôler la façon dont il va agir. C’est au-delà de la désinformation. Si l’on remet la guerre cognitive dans le contexte de l’intelligence économique, on peut très bien imaginer qu’un CEO ou un employé soit manipulé afin de donner l’accès à des informations stratégiques. Le maillon faible est toujours l’humain. Au niveau étatique, la guerre cognitive est utilisée par les Etats autoritaires pour casser la confiance qu’ont les citoyens des Etats démocratiques dans leurs institutions. En effet, cette confiance est le centre de gravité des démocraties et donc de leur survie.
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