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Le dossier du mois

Marchés émergents, terrains glissants

Dépendantes des exportations à haute valeur ajoutée, les entreprises suisses sont constamment à la recherche de nouveaux partenaires installés dans le monde entier. Elles s’exposent ainsi à un risque accru de vol de données ou de propriété intellectuelle.

Carré blancMehdi-Atmani

Julien Crevoisier,

Mehdi Atmani

Piyush Goyal, Guy Parmelin et Johann Schneider-Ammann

Le ministre indien du Commerce et de l’Industrie, Piyush Goyal, accueilli par le conseiller fédéral Guy Parmelin et l’ancien conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, lors du salon Swissmem Industry Day.

Peter Klaunzer/Keystone

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Chine, Malaisie, Mercosur, Inde, Thaïlande: les partenariats commerciaux entre les économies émergentes et la Suisse ont pullulé ces dix dernières années. Derrière l’eldorado promis aux entreprises exportatrices, le risque de fuites de données ou de copies de technologies paraît clair. Rappelons que les brevets déposés en Suisse ne sont pas reconnus par défaut à l’étranger et que le cadre juridique applicable aux droits de propriété intellectuelle varie d’un état à l’autre. «Il convient d’enregistrer sa propriété intellectuelle dans chaque pays, notamment auprès des autorités dans les pays lointains», explique Crystal Dubois, avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle au sein du cabinet Bonnard Lawson. Autre démarche cruciale: «Bien établir la méthode de résolution des conflits, la juridiction compétente et le droit applicable pour trancher les cas de litiges.» Il vaut mieux faire juger ces éventuels cas devant des tribunaux suisses, ou soumettre tout litige à un organisme de médiation ou d’arbitrage spécialisé dans les conflits de droits de propriété intellectuelle telle que ceux de l’Organisation internationale de la propriété intellectuelle (OMPI). Lorsqu’il n’est pas possible de baser le contrat sur le droit suisse, il est conseillé de privilégier des juridictions d’Etats tiers comme Singapour ou les Emirats arabes unis.

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Conseil

L’ensemble des contrats conclus avec des partenaires indiens devrait en priorité être régi par le droit suisse ou singapourien.

L’Inde, un marché qu’il faudra apprendre à connaître

Entré en vigueur en 2025, le nouvel accord de libre-échange entre l’Inde et l’Association européenne de libre-échange (AELE) prévoit non seulement la suppression des barrières douanières, mais aussi près de 100 milliards de dollars d’investissements de part et d’autre. Plus grande économie de l’AELE, représentant près de deux tiers du PIB de l’alliance, la Suisse devrait logiquement investir plusieurs dizaines de milliards dans le pays le plus peuplé du monde ces prochaines années. Sur le papier, l’accord de libre-échange donne aussi l’occasion de renouer le dialogue sur le respect mutuel de la propriété intellectuelle, souvent considéré comme lacunaire en Inde. Dans les années 2010, les rapports commerciaux entre la Suisse et le sous-continent avaient été ternis par des cas de non-respect de la propriété intellectuelle d’entreprises pharmaceutiques, dont certains médicaments brevetés avaient été synthétisés et commercialisés par des firmes indiennes en dehors de tout cadre légal. Les tribunaux locaux avaient rechigné à reconnaître le tort causé aux géants helvétiques de la pharma, invoquant notamment la priorité pour les malades d’accéder à des traitements. «Les deux parties affichent maintenant leur volonté de renouer le dialogue», constate André Roland, conseil en propriété intellectuelle. Mais, dans les faits, le texte du nouvel accord, entré en vigueur le 1er octobre 2025, n’offre aucune nouvelle garantie. «Les entreprises suisses peuvent espérer que, comme en Chine ou ailleurs, les autorités indiennes montrent une meilleure volonté politique de faire appliquer les lois. Mais, sur le plan juridique, l’accord ne contient aucune disposition garantissant une protection accrue de la propriété intellectuelle», observe l’expert. La prudence reste donc de mise, mais il ne faut pas non plus céder à une peur excessive. «En tant que conseil en brevets et juge au Tribunal fédéral des brevets, je constate de nombreux cas de violations, volontaires ou non, y compris en Suisse. Même si l’écart culturel et coutumier ajoute un obstacle, les entreprises opérant sur les marchés lointains ne sont pas les seules exposées à des risques de non-respect de la propriété intellectuelle», relate André Roland.

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Médicaments copiés

Dans les années 2010, le non-respect de la propriété intellectuelle dans le domaine pharmaceutique avait terni les rapports entre la Suisse et l’Inde.

Au mois d’octobre, un groupe de représentants de l’économie vaudoise a fait le déplacement en Inde. Parmi eux, Arman Gukasyan, directeur de Revizto, société lausannoise développant un logiciel de coordination pour le secteur de la construction, et Romain Blaser, fondateur de Haidi, une entreprise qui fournit des solutions numériques de gestion des stocks et de l’approvisionnement. Pour ces deux entrepreneurs déjà présents à l’international, le marché indien est perçu comme un terrain propice. «Une partie du cerveau de la machine se trouvera en Inde. Il est donc très important d’être accompagné de partenaires de confiance sur place. C’est une relation à laquelle il faut consacrer le temps nécessaire», dit Romain Blaser. Pour l’entrepreneur vaudois, le risque existe mais ne doit pas brider ses ambitions: «On ne pourra jamais exclure un incident, ni en Inde, ni nulle part. Cela fait partie du risque entrepreneurial.» Sur le plan contractuel, Arman Gukasyan précise que l’ensemble des contrats conclus avec des partenaires indiens devrait en priorité être régi par le droit suisse ou par le droit singapourien. «Ces juridictions offrent un cadre sûr, où les droits sont reconnus et effectivement appliqués. Idéalement, la loi applicable devrait être la loi suisse. Toutefois, si les partenaires ne souhaitent pas retenir cette option, l’alternative prévue est un arbitrage à Singapour.»

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«Face à la complexité des procédures en Chine, nous avons préféré abandonner»

Se réveiller un beau matin et constater que sa marque a été copiée à l’autre bout du monde: c’est le constat sidérant qu’ont fait plusieurs entrepreneurs romands ces dernières années.

A Sainte-Croix (VD), Yann Thorens dirige Hermann Thorens SA, une PME familiale. Ses briquets rechargeables entièrement confectionnés en Suisse se vendent jusqu’à 200 francs la pièce. Lorsque l’entreprise vaudoise tente de s’implanter sur le marché chinois, elle s’aperçoit que sa marque y est déjà enregistrée par une entité tierce. Les produits de l’entreprise vaudoise, imités à la perfection, sont commercialisés pour un tiers de leur prix de vente. Une bataille juridique s’engage. «Nous avons commencé par faire cesser la vente de ces contrefaçons sur les sites internationaux d’e-commerce, comme eBay, AliExpress et Alibaba, ainsi que sur TikTok, ce qui s’est avéré plus difficile sur ce dernier», explique Yann Thorens. Il faut ensuite faire annuler les enregistrements de mauvaise foi et reconnaître le tort causé devant les tribunaux chinois. La PME a fait appel à une société de protection juridique spécialisée en propriété intellectuelle basée à Hongkong pour faciliter les démarches. «Un atout onéreux, mais précieux pour faire face à un géant local, qui a déjà commercialisé plusieurs marques dérobées.» L’entreprise espère obtenir bientôt gain de cause, mais sans attendre de réparations.

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Toutes les PME lésées ne cherchent pas à engager ce rapport de force. A Marly (FR), la PME Biences commercialise ses produits cosmétiques naturels entièrement «Swiss made» depuis 1989. Lorsqu’elle désire s’étendre vers l’Empire du Milieu, elle se heurte à un obstacle sidérant: la marque est déjà enregistrée en Chine par un autre exploitant qui vend des produits similaires avec le logo de Biences. «Non seulement cette entreprise illégitime réalise de nombreux bénéfices, mais nous ne sommes plus autorisés à la présenter sur le marché chinois.» Après avoir déboursé près de 15 000 francs pour une enquête préliminaire soldée par une demande de 1 million de dollars pour récupérer ses droits, l’entreprise fribourgeoise préfère momentanément abandonner son projet d’expansion. «Il reste une piste, car nos droits d’auteur n’ont clairement pas été respectés en plagiant notre logo. Nous avons les preuves et le manque à gagner est certain. Mais face à la complexité de la procédure et à l’ampleur des moyens à engager, nous préférons ne pas entamer de nouvelle action judiciaire en Chine à ce stade», explique Alexandre Goumaz, chef des opérations de Biences. Pour lui, la clé est de s’enregistrer au plus vite sur tous les marchés potentiels. «Il y a une vingtaine d’années, Biences n’aurait jamais envisagé de se tourner vers l’Asie. Pourtant, si la marque avait été déposée auprès des autorités chinoises, cette appropriation manifeste de notre identité n’aurait certainement pas eu lieu.» L’économie chinoise ne semble pas encore avoir complètement rompu avec sa réputation de «copieuse». Mais les lignes bougent. «On sent une prise de conscience, une volonté de ne plus être perçu comme l’usine du monde, mais plutôt comme un pays leader de l’innovation où la propriété intellectuelle peut être défendue», note André Roland, conseil en propriété intellectuelle.

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