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La loi impose au SRC d’assurer la sécurité de la place économique suisse. Le Conseil fédéral refuse pour l’heure d’augmenter le budget alloué au renseignement, même si beaucoup estiment cette hausse nécessaire pour se protéger face aux menaces contemporaines.


Julien Crevoisier,
Mehdi Atmani
Le conseiller national socialiste Benoît Gaillard s’inquiète du fait que l’espionnage économique ne figure même pas dans le dernier rapport annuel du SRC.
Valentin Flauraud/KeystonePublicité
Malgré le détachement affiché entre Etat et économie, la loi sur le renseignement introduite en 2017 exige que le Service de renseignement de la Confédération (SRC) participe activement à la protection «de la place industrielle, économique et financière». Mais dans un contexte de coupes budgétaires, cette mission semble reléguée au second plan. «L’espionnage économique n’est même pas mentionné dans le dernier rapport annuel du SRC», s’étonne le Vaudois Benoît Gaillard, conseiller national socialiste. Le document de 90 pages intitulé «La sécurité en Suisse en 2025» met en effet l’accent sur le risque d’attentats djihadistes et l’escalade du conflit entre grandes puissances, mais n’aborde que très brièvement les menaces qui pèsent sur les entreprises suisses, renvoyant le lecteur au programme de sensibilisation «Prophylax» introduit en 2004 et à son court métrage En ligne de mire réalisé en 2016 pour mettre les entreprises en garde contre les risques d’espionnage industriel.
La dernière étude sur l’ampleur de l’espionnage économique commandée par le SRC remonte à 2020. A l’époque déjà, les signaux étaient au rouge. Le sondage en ligne auprès de 362 entreprises montrait que près de 15% avaient déjà été visées par une forme d’espionnage économique. Lors d’analyses plus poussées avec un échantillon restreint (43 entreprises ont accepté de prendre part à des entretiens avec les chercheurs), ce chiffre a atteint 35%. Les experts ont même recensé un cas confirmé d’ingérence d’un service de renseignement étranger. «Le fait qu’au moins un cas de vol de données par une puissance étrangère ait pu être prouvé montre que la Suisse est très vulnérable. Cela s’explique par la forte capacité d’innovation de ses entreprises et leur spécialisation dans des technologies qui intéressent des Etats ou des concurrents étrangers», note Ueli Hostettler, responsable de l’étude et professeur à l’Institut d’anthropologie sociale de l’Université de Berne.
L’espionnage économique désigne l’ensemble des activités illicites visant à s’approprier des informations économiques, scientifiques ou technologiques confidentielles par des moyens déloyaux et illégaux. L’espionnage industriel représente plus spécifiquement les actions menées pour obtenir des secrets de fabrication, des données de recherche ou des stratégies commerciales protégées. Face à ces risques, les entreprises et institutions peuvent déployer des stratégies de contre-espionnage économique, soit l’ensemble des mesures défensives destinées à protéger leur patrimoine informationnel contre les tentatives d’intrusion, incluant des dispositifs de cybersécurité et des protocoles de classification des données sensibles. Cette démarche protectrice s’inscrit dans le cadre de la veille stratégique, qui correspond à une surveillance continue de l’environnement économique, technologique et concurrentiel permettant d’anticiper les évolutions du marché. Enfin, l’intelligence économique englobe ces processus coordonnés de collecte, d’analyse et de protection d’informations permettant aux entreprises d’améliorer leur compétitivité et d’anticiper les difficultés conjoncturelles sans sortir du cadre légal.
Malgré cette situation, les services de renseignement n’ont pas reçu le soutien espéré de la part du Conseil fédéral et du parlement. «Le SRC travaille avec les ressources allouées par les choix politiques, tout en faisant face à des défis exponentiels dans un contexte sécuritaire aggravé. Cette pression sur nos capacités nous oblige à prioriser rigoureusement. Il appartient cependant au politique d’évaluer si les moyens actuels suffisent pour répondre durablement aux ambitions stratégiques», dit Joanna Matta, porte-parole du SRC.
En janvier 2025, le chef du SRC, Christian Dussey, a annoncé qu’il quittait son poste. Dans sa lettre de démission remise à la conseillère fédérale Viola Amherd – et que nous nous sommes procurée –, l’ancien diplomate valaisan déplorait le manque de moyens accordés à son service pour faire face aux menaces en tout genre. Un complément budgétaire annuel de 7,5 millions de francs, visant à compléter les effectifs du SRC pour qu’il soit à même de remplir sa mission, lui a notamment été refusé. Initialement prévu pour le printemps 2026, le départ de Christian Dussey a finalement eu lieu le 31 octobre 2025.
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Au moins un cas avéré
Une étude mandatée par le SRC et conduite par des chercheurs de l’Université de Berne a recensé au moins un cas prouvé d’espionnage industriel par un service de renseignement étranger sur un échantillon de 43 entreprises.
7,5 millions de francs
La hausse de budget annuel demandée par l’ancien chef du SRC pour répondre aux menaces croissantes visant la Suisse. L’enveloppe ne lui a pas été accordée.
Comment expliquer le manque de moyens attribués au SRC dans un contexte géopolitique toujours plus tendu? Pour le socialiste Benoît Gaillard, le parlement se focalise trop sur l’augmentation des moyens de l’armée, au détriment des autres dépenses liées à la sécurité. «Dans un contexte de guerre hybride, la Confédération doit prendre beaucoup plus au sérieux les menaces de piratage et de vol de technologie duale par des régimes potentiellement hostiles.» Le Vaudois regrette une politique de sécurité dépassée: «Le camp bourgeois est allé jusqu’à demander 1 milliard de francs supplémentaire pour équiper l’armée de nouvelles munitions, tout en coupant dans les autres budgets.» Le député a lancé une interpellation au Conseil fédéral. La réponse du gouvernement est attendue pour la prochaine session parlementaire, en décembre 2025. «Le chef du SRC avait demandé moins d’un centième de ce budget (7,5 millions de francs, ndlr) et pourtant la réponse a été négative. Cet ordre des priorités budgétaires est incompréhensible.» L’enveloppe de 1 milliard pour les munitions n’a finalement pas été accordée, mais le projet de nouveaux financements pour le SRC n’est toujours pas à l’ordre du jour.
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L’élu socialiste appelle également les autorités à préciser les contours de la mission du SRC, pour y inclure la protection des entreprises et des technologies stratégiques pour la sécurité du pays. Pour le politicien vaudois, préciser la mission du SRC et lui allouer des moyens supplémentaires devrait permettre de créer des postes d’analystes pour prévenir les risques, voire d’instaurer une brigade d’intervention en cas de suspicion d’attaques par des acteurs étrangers semi-étatiques. «Les entreprises touchées ont déjà l’obligation de signaler toute cyberattaque et tout vol de secret industriel. Mais ces signalements ne sont pas suivis de mesures concrètes. Plutôt que se contenter de prendre acte des incidents, les autorités devraient pouvoir réagir.»
De son côté, le SRC indique que son cahier des charges est tributaire des décisions politiques. «Le Conseil fédéral considère qu’il ne revient pas au SRC de protéger la place industrielle et économique suisse en l’absence de menace grave et imminente», dit Joanna Matta.
Mais pour agir en cas de menaces graves et imminentes, encore faut-il avoir les moyens de les détecter à temps. Pour Jean-Marc Rickli, directeur des risques globaux et émergents au Centre de politique de sécurité de Genève (voir interview en page 30), «la Suisse manque de moyens dans le domaine du renseignement en général. Le SRC, ce sont 444 personnes à fin 2024. En Autriche, pays comparable par sa taille et sa population, les effectifs sont presque trois fois plus importants. Face à ce manque de moyens, la Suisse s’expose à des menaces qui augmentent en permanence: risque géopolitique de compétition entre Etats, qui se décline notamment sous forme d’espionnage économique, mais également la menace du terrorisme, qui n’a pas disparu.»
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Ce sont, fin 2024, les effectifs du SRC selon le spécialiste en sécurité internationale Jean-Marc Rickli. Une proportion sensiblement inférieure aux pays voisins. L’Autriche en compterait environ trois fois plus pour une population quasiment équivalente (9,2 millions d’habitants en 2025). En France, les renseignements intérieur et extérieur disposent quant à eux d’environ 12 000 agents. Ramenée à sa population, la Suisse en emploie trois fois moins.
A l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), la sécurité des connaissances a gagné en importance ces dernières années, notamment face à la multiplication des sanctions appliquées par la Suisse et ses principaux partenaires de recherche: l’UE, le Royaume-Uni, le Canada et les Etats-Unis. En 2017, l’EPFZ a introduit des procédures de vérifications de sécurité lors des candidatures d’étudiants ou de chercheurs, qui ont été amendées en 2024. Les contrôles reposent sur quatre critères: le domaine d’études (technologies à double usage ou non), la formation antérieure (institutions militaires ou sanctionnées), le pays d’origine (soumis à embargo ou à des restrictions) et le type de financement (programmes critiques ou sources douteuses). «Nous devons nous conformer aux réglementations suisses et internationales», souligne Silvia Nast, responsable du contrôle et de la conformité des exportations. «Si l’étudiant ou le chercheur issu d’un pays à risque en question peut accéder à des technologies sensibles lors de son activité à l’EPFZ, son dossier est examiné. Si besoin, nous coopérons avec le Secrétariat d’Etat à l’économie pour déterminer si un profil présente un risque de conformité ou non.» Silvia Nast insiste sur le fait que ces procédures n’ont pas vocation à discriminer qui que ce soit. «Personne n’est exclu sur la base de son origine. Le taux d’admission des candidats chinois aux masters de l’EPFZ, par exemple, est resté assez stable. Mais il est vrai que le nombre de candidatures a baissé.» En cause: l’introduction des processus de vérification, mais aussi l’augmentation des frais d’écolage en 2025 et le relèvement des barèmes d’admission pour les étudiants internationaux. «Les notes minimales pour accéder à de nombreux programmes d’études ont été revues à la hausse pour les étudiants internationaux.»
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