Un court-circuit de son disque dur interne. Un an après son burn-out, Samuel* ne trouve toujours pas meilleure analogie pour décrire ces longs mois de convalescence dédiés à sa «reprogrammation», comme il dit. Ce père de famille vaudois de 45 ans n’est pas informaticien. Pourtant, le 21 mars 2024, son corps le contraint à changer définitivement de processeur. Ce jour-là, il décide de démissionner pour «mettre un terme à une souffrance» qu’il n’arrive pas à nommer.
Depuis plusieurs mois, ce communicant surinvesti dans son travail glisse sur une pente qui l’amène proche du fond. Ses matins sont rythmés par des vomissements et des vagues d’anxiété face aux tâches en suspens et à celles qui pourraient encore lui tomber sur la tête. Mais Samuel n’a jamais flanché, jamais. Son entourage l’admire d’ailleurs pour sa capacité à mener les choses de front. Sauf qu’en secret Samuel nourrit un profond dégoût pour les «ASAP» en fin d’e-mail, les nouveaux projets qui viennent remplir une coupe déjà pleine et le vibreur incessant de son téléphone portable annonciateur d’urgences professionnelles.
Au fil des mois, il se sent «comme une merde», car incapable de faire face et honteux de se l’avouer. Lentement, il développe de l’agressivité, des troubles anxieux, perd 8 kilos, se dépersonnalise. Mais pas question de craquer. Pourtant, lorsqu’il entre dans le bureau de son supérieur pour «tirer la prise sur [son] CDI», il s’effondre. Très compréhensif, son manager l’envoie directement chez son médecin de famille pour obtenir un arrêt maladie: «Tu es en burn-out. On discutera de ta démission quand tu iras mieux. En attendant, on va gérer. Surtout, prends soin de toi.» Samuel n’oubliera jamais cette petite phrase réconfortante, tant le chemin vers la guérison ne sera pas de tout repos.
Trouver un psychothérapeute
Nous allons remonter le fil de l’histoire de Samuel. Simplement parce que son parcours personnel dans les réseaux de soins, auprès des assureurs et de l’employeur se révèle analogue aux expériences traversées par les nombreuses personnes touchées par l’épuisement professionnel. Alors que les actives et les actifs tombent comme des mouches, il pose en effet une longue série de questions sur les enjeux d’une problématique centrale de santé mentale. A travers les yeux, les témoignages et les intérêts de l’ensemble des acteurs qui vont jalonner cet itinéraire vers la guérison, le chemin de Samuel dévoile les instruments, les atouts, mais aussi les failles, les paradoxes et les dysfonctionnements de notre système de prise en charge.
Le 23 mars 2024, voilà quarante-huit heures que Samuel est officiellement en arrêt maladie. Sa situation sera réévaluée dans quinze jours par son médecin traitant. Ce dernier le prévient que, au-delà de six semaines d’arrêt, une évaluation psychothérapeutique ou psychiatrique est exigée pour prolonger – si nécessaire – l’incapacité de travail. En attendant, rendu groggy par la situation, il erre dans son appartement, ignorant les messages WhatsApp de ses collègues lui souhaitant un bon rétablissement.
Alors que le petit vélo tourne dans sa tête en permanence, il mobilise donc ses «maigres ressources» pour la recherche d’un ou une psychothérapeute. Samuel enchaîne les e-mails et les coups de téléphone. Certains restent sans réponse. D’autres sont laconiques. Quant à la plupart, ils traduisent la pénurie de thérapeutes face à une demande croissante: «Bonjour, je suis navré, je n’ai plus de disponibilités pour de nouveaux suivis avant plusieurs mois et ne reçois plus de nouveaux patients. J’espère que vous trouverez un ou une thérapeute disponible. Bien à vous.» Un énième message bienveillant. Samuel finira par décrocher une place un mois plus tard.
Le père de famille aurait pu éviter cette attente dans sa prise en charge s’il avait eu accès préventivement à un ou une psychologue du travail: «La prévention au sein de l’entreprise est primordiale. Car une fois que le burn-out est déclaré, c’est coûteux pour tout le monde.» Après une première carrière dans l’enseignement, Lydie Lecoultre a bifurqué dans la psychologie du travail, d’abord au sein de la SUVA, puis dans le cadre de Winds of Change, sa propre structure. En qualité de personne de confiance, Lydie Lecoultre est mandatée par les entreprises pour intervenir dans des suivis individuels et de la prévention en cas de crise, de conflit, de burn-out ou de harcèlement. Elle joue les traits d’union entre le collaborateur et l’employeur. Parfois très en amont: des choses simples peuvent être mises en place au niveau individuel et organisationnel pour éviter la crise.
Fatigue, stress, dépression, burn-out, addictions, les problèmes de santé mentale et leurs conséquences ont engendré en 2022 un coût estimé à 6,5 milliards de francs pour l’économie suisse, selon le Job Stress Index.
Parmi elles: un Job Stress Index. Depuis 2014, Promotion Santé Suisse publie ce baromètre avec la collaboration de l’Université de Berne et la Haute Ecole des sciences appliquées de Zurich (ZHAW). Celui-ci reflète le ratio moyen entre contraintes et ressources au travail de la population active suisse. En 2022 – derniers chiffres en date –, un tiers des actifs suisses se disaient émotionnellement épuisés. Fatigue, stress, dépression, burn-out, addictions, les problèmes de santé mentale et leurs conséquences ont engendré un coût estimé à 6,5 milliards de francs pour l’économie suisse. C’est beaucoup, mais moins qu’en 2020 (7,6 milliards). Dans son étude mandatée par Axa, le Centre for Economics and Business Research a estimé qu’en Suisse la perte annuelle de PIB due aux problèmes de santé mentale liés au travail s’élevait à 17,6 milliards de francs. Il y a ainsi un vrai enjeu… économique.
Une course contre la montre se joue donc dès les premiers jours de l’incapacité de travail pour optimiser les chances d’un retour au travail – même partiel – tout en réduisant la période d’indemnisation par les assurances perte de gain. D’où l’importance d’un accompagnement précoce et continu adapté à la réalité de la collaboratrice ou du collaborateur. C’est d’ailleurs toute la difficulté dans les nombreux cas d’épuisement professionnel. Le burn-out n’étant pas considéré comme une maladie professionnelle, il est la conséquence d’une constellation de facteurs liés à la sphère privée du collaborateur, à ce qu’elle est, à sa construction et à des facteurs liés au contexte professionnel.
A mesure que les cas d’épuisement professionnel explosent, la question de la reconnaissance du burn-out en tant que maladie devient lancinante. En 2019, le conseiller d’Etat valaisan Mathias Reynard (PS) avait déposé une initiative parlementaire à Berne dans ce sens. Selon ses arguments, «une telle reconnaissance permettrait une meilleure prise en charge des patients, faciliterait la réinsertion professionnelle en contribuant à admettre socialement ce syndrome et permettrait de renforcer la prévention de son apparition». Le parlement lui avait signifié un refus. Qu’en est-il alors? Selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), «le burn-out n’est pas reconnu comme un trouble à part entière dans les classifications» internationales des maladies. «Il n’existe d’ailleurs pas à l’heure actuelle de critères communément acceptés au sein de la communauté médicale pour le diagnostiquer.» En d’autres termes, les causes du burn-out étant multifactorielles, elles ne constituent pas un diagnostic médical, contrairement à la dépression par exemple.
Le burn-out reste stigmatisé
Dans les cas de burn-out, il serait simpliste de rejeter la faute sur la personne ou sur l’organisation: «L’idée n’est pas de rechercher un coupable, insiste Lydie Lecoultre, mais de rechercher les points qui feront que cela fonctionne pour tout le monde.» La psychologue du travail rencontre d’abord la collaboratrice ou le collaborateur: «Cela me permet de déterminer ce qui est de l’ordre de l’émotionnel, du factuel, du privé, du professionnel.» Dès que le collaborateur est prêt, une rencontre tripartite est organisée avec l’employeur: «On établit une planification en se fixant des objectifs communs tout en discutant du contexte et du poste lors d’un retour au travail. Il faut une grande maturité et de la bienveillance de part et d’autre pour y parvenir.»
A Morges, Marie Guérin navigue également entre l’accompagnement des individus et des entreprises. Cette consultante formatrice à la Clinique du Travail assure les suivis pré- et post-burn-out tout en faisant de la prévention en entreprise sur les risques psychosociaux: «Je suis en contact aussi bien avec les employeurs, les ressources humaines et les managers que les collaborateurs et collaboratrices. Les plus grandes souffrances au travail que je constate aujourd’hui et qui me sont rapportées sont liées à la charge mentale professionnelle et aux interruptions fréquentes, accentuées par les outils numériques notamment. Cette pression, lorsqu’elle est trop forte, peut mener au burn-out, qui reste encore stigmatisé. Dans une société ultra-compétitive, il est encore perçu comme une faiblesse. C’est paradoxal, car les personnes touchées par l’épuisement sont généralement les maillons forts d’une organisation, des personnalités empathiques qui supportent une forte charge de travail. Face aux préjugés, ces personnes attendent parfois trop longtemps avant de parler.»
C’est généralement l’employeur ou les ressources humaines qui tirent la sonnette d’alarme et contactent la Clinique du Travail. Une externalisation car «ils ne sont pas toujours outillés. Nous sommes ici à mi-chemin entre le management et la santé. Ces fonctions dirigeantes veulent aider les collaborateurs et collaboratrices, mais ne savent pas comment s’y prendre. Parfois, les RH nous appellent pour être aiguillées sur les manières de gérer les situations des personnes en souffrance. Parfois, ce sont aussi des managers qui nous contactent, avouant être eux-mêmes perdus pour traiter une situation sans être intrusifs dans la sphère privée du collaborateur ou de la collaboratrice.» Marie Guérin intervient essentiellement en amont, à la demande de l’employeur, lorsque la personne en souffrance est encore en emploi.
La clinique propose ensuite deux types d’accompagnement différents: «Dans un premier cas, l’employeur nous laisse intervenir en direct avec l’employé afin que nous puissions prendre en charge ce dernier, détaille Marie Guérin. Cela permet à la personne de reprendre son autonomie et d’identifier ses limites. Dans un deuxième cas, lorsque la personne est déjà en arrêt maladie, nous coordonnons le suivi avec l’ensemble des acteurs impliqués tels que l’employeur, le médecin, l’assurance, etc., l’objectif étant d’accompagner la personne pour établir les conditions sine qua non à une reprise du travail, de la maintenir en santé et en emploi.»
Le poids du facteur économique
Retour vers Samuel. Le mois d’avril 2024 touche à sa fin. Lors de ses quatre semaines d’incapacité de travail, ses contacts se sont limités à des rendez-vous médicaux chez son médecin traitant, les premières rencontres avec son psychothérapeute et des conversations ponctuelles de mises à jour avec son employeur. Son salaire lui a été payé régulièrement par son employeur, qui lui a reversé les indemnités de son assurance perte de gain maladie.
Samuel, qui travaille depuis plus d’un an pour son employeur, bénéficie d’un délai de protection en raison de sa maladie de 90 jours pendant lesquels il ne peut pas être licencié. Ce délai est de 30 jours lors de la première année de service et de 180 jours dès la sixième année. Dans la tête du père de famille, d’autres angoisses font surface: «Et si la situation devait durer? Et si je perdais mon emploi? Et si je n’arrivais pas à tourner?» En effet, le facteur économique pèse lourd dans la convalescence.
Le droit du travail suisse garantit le droit au salaire en cas de maladie pendant une durée extrêmement brève, déterminée selon l’échelle de Berne. Il s’agit du barème utilisé en droit du travail suisse pour déterminer la période pendant laquelle un employeur doit continuer à verser le salaire à un employé en arrêt maladie, en fonction de son ancienneté. Soit trois semaines dès la première année de service et jusqu’à quatre mois entre la 10e et la 11e année de service. Cette situation illustre la faible protection de la maladie dans le droit suisse.
Alternativement, pour honorer son obligation de protection, l’employeur peut contracter une assurance perte de gain maladie qui verse à son employé des indemnités durant son arrêt; l’assurance doit garantir le paiement de 730 indemnités (sur 900 jours) à hauteur de 80% du salaire pour que l’employeur soit libéré de sa propre obligation: «La durée de paiement du salaire peut être plus longue, mais l’employeur sous-traite donc complètement les cas de maladie à l’assurance.» L’avocate genevoise Caroline Renold est spécialiste en droit des assurances sociales et des assurances privées. Elle assure également la présidence de l’APAS, l’Association pour la permanence de défense des patients et des assurés.
Au bout de quelques mois, l’assureur va rapidement vouloir vérifier l’avis du médecin en faisant sa propre expertise.
Caroline Renold, avocate spécialisée en droit des assurances sociales et privées
A cela s’ajoute la problématique d’objectiver l’incapacité de travail dans le cadre d’une atteinte à la santé mentale: «Ce n’est pas comme un poignet cassé où l’on objectifie l’atteinte sur une radio, explique Caroline Renold. Dans un burn-out, la maladie ne se voit pas sur une image, l’évaluation de l’incapacité de travail se fait par le médecin traitant ou le psychiatre. Au bout de quelques mois, l’assureur va rapidement vouloir vérifier l’avis du médecin en faisant réaliser sa propre expertise médicale pour adapter, prolonger ou stopper le versement des indemnités.» Samuel a reçu sa convocation de la part de l’assurance perte de gain de son employeur après huit semaines d’incapacité. Une convocation à une expertise externe auprès d’un psychiatre mandaté et rémunéré par l’assurance. Si Samuel ne s’y rend pas ou conteste, il perd automatiquement son droit aux indemnités.
L’expertise aura lieu dans un autre canton quelques semaines plus tard. Elle va durer trois heures et demie. L’entretien est très intrusif. Bien qu’il soit suivi depuis des semaines par un psychothérapeute supervisé par un psychiatre, Samuel doit de nouveau tout raconter, voire au-delà: «Des questions sur mon enfance et mon adolescence, ma relation avec mes parents et mes frères et sœurs, le nombre d’appels mensuels à mes amis, ma libido...» Samuel est stressé. Il sait que le psychiatre n’est pas là pour l’écouter, mais pour évaluer son incapacité de travail. Il rédigera ensuite un rapport transmis à l’assurance. Ses conclusions vont déterminer la poursuite ou l’arrêt du versement des indemnités. Elles supplantent, aux yeux de l’assurance, l’avis et le diagnostic du psychiatre traitant de Samuel.
Meilleurs garde-fous
Les pratiques divergent beaucoup d’une assurance à l’autre. Certaines convoquent les expertises très tôt. D’autres laissent le temps nécessaire à la personne de se remettre d’un épuisement. La jurisprudence du Tribunal fédéral retient que le médecin traitant est généralement enclin, en cas de doute, à prendre parti pour son patient en raison de la relation de confiance qui l’unit à ce dernier. Cela justifierait un avis externe: «Le problème est que l’assureur souhaite avant tout réduire ses coûts et cherche donc à interrompre le versement des prestations. L’assureur, qui choisit seul l’expert, va ainsi choisir des experts qu’il connaît et dont les conclusions amènent le plus souvent à demander à la personne en arrêt de reprendre le travail», souligne Caroline Renold. Mais dans tous les cas, ces expertises questionnent. A commencer par l’objectivité de l’expert psychiatre mandaté et rémunéré par l’assurance.
Une autre interrogation concerne l’obligation de la levée du secret médical dans le cadre de ces expertises, l’assurance ayant donc accès à l’ensemble du dossier. Enfin, il y a la question du libre arbitre et du consentement de la personne puisqu’elle ne peut s’opposer à cette expertise. Quant aux moyens de la contester, ils sont lourds, chronophages, coûteux et anxiogènes: «Sur la base de l’expertise, on peut vous couper les indemnités du jour au lendemain. Pour obtenir la reprise du paiement, le travailleur doit faire une procédure judiciaire contre l’assurance, qui est longue et coûteuse. Par ailleurs, cela place les gens dans un dilemme terrible, explique Caroline Renold, puisque pendant la procédure ils seront sans moyens financiers alors qu’ils sont en arrêt de travail!»
On devrait trouver les moyens de donner une crédibilité plus grande au diagnostic du thérapeute.
Frédéric Erard, professeur de droit médical et de droit civil à l’Université de Lausanne
Au sein de cette configuration et des vieilles guéguerres entre assureurs et médecins, Frédéric Erard prône une revalorisation de la pertinence du rôle du médecin traitant: «Ce que tous les acteurs impliqués doivent viser, c’est le rétablissement de la personne, explique le professeur de droit médical et de droit civil à l’Université de Lausanne. Le médecin et l’expert sont dans des rôles différents. C’est un fait et c’est important de garder cette distinction du rôle d’expert et de thérapeute. Par contre, je pense que l’on devrait trouver les moyens de donner une crédibilité plus grande au diagnostic du thérapeute et au respect de son avis dans les cas d’incapacité. C’est tout de même lui qui connaît le mieux le patient. Cela doit passer par plus de dialogue entre les sociétés de médecine et les assureurs.»
Frédéric Erard ne remet pas en question le besoin de contrôle de l’assurance. «En revanche, il faut trouver de meilleurs garde-fous pour encadrer la collecte des données par les assureurs. Le principe du droit d’accès du patient à ses données est reconnu au niveau fédéral. Mais dans les faits, les leviers de contestation sont difficiles à mettre en place. En entreprenant des démarches, et en cas de refus, le patient prend le risque d’être privé de ses indemnités. S’il n’a pas un coussin financier pour supporter le choc, c’est difficile. La pression exercée sur l’assuré le dépossède de moyens de liberté.»
Quid des médecins experts mandatés par l’assurance? «Ces médecins ont des obligations légales, déontologiques et éthiques d’indépendance, insiste Frédéric Erard. Maintenant, on sait qu’ils sont rémunérés. Il y a donc une relation commerciale sous mandat conclu avec l’assurance. Une grande majorité des médecins experts font bien leur travail. Mais on a aussi vu des comportements hautement problématiques.» A l’instar de la clinique privée genevoise Corela. En 2018, ce centre d’expertises psychiatriques mandaté par plusieurs assurances privées est épinglé, puis suspendu par le Tribunal fédéral pour la falsification de rapports d’expertise.
Détection précoce
Nous retrouvons Samuel qui, comme de nombreuses personnes en incapacité de travail pour cause de burn-out, aurait pu croiser plus tôt la route de l’assurance invalidité (AI). Une assurance sociale très active dans la prise en charge des épuisements professionnels, mais dont le nom fait encore peur. «Je rêve que l’on change l’intitulé. Annoncer à ses proches que l’on est à l’AI reste stigmatisant, regrette Alain Python, responsable du service de réadaptation adulte de l’assurance invalidité du canton de Vaud. A cela s’ajoute la forte méconnaissance des employeurs sur la palette d’outils et d’accompagnements que l’on peut offrir. L’objectif étant une prise en charge rapide pour optimiser les chances d’un retour au travail.»
La psychologue FSP et spécialiste de la santé au travail Nadia Droz est une voix et une figure reconnue pour sa fine expertise notamment sur les enjeux de l’épuisement professionnel, ses causes multifactorielles et ses paradoxes. «Dans les suivis du burn-out, on investigue beaucoup l’individu, mais on questionne moins la place de travail. Si un employeur n’est pas responsable de sonder la sphère privée d’un collaborateur, il est toutefois en mesure de se demander s’il a les moyens de l’écouter et les outils pour mieux communiquer, explique la psychologue. Le travail est un lieu où l’on communique peu avec la hiérarchie. C’est paradoxal puisque les personnes viennent me voir pour un épuisement professionnel. Surtout, l’employeur est dans une posture prioritaire pour pouvoir prévenir les épuisements. Il peut faire de la prévention à large échelle, ce qui n’est pas possible si on reste au niveau de l’individu.»
L’employeur doit donc se remettre en question et s’interroger: «Qu’est-ce que j’ai envie de faire avec mes employés? Mon management permet-il vraiment d’augmenter la productivité?» Il faut se poser les vraies questions. Les solutions ne viendront pas du baby-foot, des cours de yoga ou de la journée pommes. Ces procédés ne changent pas la gestion du travail, ni le nombre d’épuisements professionnels. C’est donc coûteux et contre-productif. Il s’agit juste d’avoir la bonne réflexion.
Anny Wahlen abonde dans son sens. Cette psychologue du travail et des organisations accompagne des PME comme des multinationales. Elle est aussi la coauteure avec Nadia Droz de Burn-out, la maladie du XXIe siècle? (Ed. Favre). «Il n’y a pas de miracles, les organisations auraient tout intérêt à travailler en amont sur ces thématiques. Et à intervenir, notamment dès qu’elles constatent des signes précoces ou d’éventuelles absences de courte durée de la part de personnes généralement très investies.» Anny Wahlen constate surtout que «les modèles organisationnels sont de moins en moins compatibles avec notre physiologie. On est dans une injonction sociétale du toujours plus et plus vite. Les enjeux de l’épuisement professionnel, on les retrouve dans d’autres sphères sociétales. Le monde du travail devrait questionner les modes de gestion issus des années 1980-1990. Les attentes des nouvelles générations vont certainement pousser les organisations à transformer leurs modèles de management et de leadership.»
Les psychologues Nadia Droz (à g.) et Anny Wahlen recommandent aux entreprises de travailler en amont sur la problématique du burn-out.
Le levier d’action principal se nomme la détection précoce. Elle a pour but d’établir le plus tôt possible un contact entre l’office AI et les personnes en incapacité de travail, menacées d’incapacité de travail ou en incapacité chronique. Après trente jours d’arrêt, un employeur, un collaborateur ou un assureur peut déposer un dossier de détection précoce. «La porte d’entrée vient souvent de l’assureur perte de gain, car c’est lui qui a accès au dossier médical. Une fois le dossier déposé, nous pouvons prendre des mesures d’intervention précoce ou sur plusieurs mois, avec du coaching, des mesures de réinsertion et d’accompagnement à la reprise, détaille Alain Python. Plus l’absence se prolonge, plus l’employabilité diminue.»
Cet accompagnement se fait avec la collaboration de l’employeur, du médecin et de l’assureur. «C’est vrai que cela fait beaucoup de monde, reconnaît Catherine Foglietta, responsable adjointe du service adulte de l’AI Vaud, spécialiste en réinsertion professionnelle et psychologue. Mais chacun vient avec sa casquette. Plus nous allons nous parler et échanger nos visions, plus l’accompagnement sera bénéfique et adapté. Avec le temps, on a instauré une bonne collaboration.» Au sein de cette configuration, on en oublierait presque le patient. Celui-ci ignore qu’en mettant le doigt dans le système des assurances sociales, il consent à ce que son dossier voyage entre diverses autorités.
En effet, en tant qu’assurance sociale, l’AI est soumise à la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA). «Elle contient plusieurs dispositions qui permettent de faire circuler les informations avec d’autres organes étatiques, souligne Frédéric Erard. C’est un point que l’on mentionne peu.» Afin d’établir son dossier, l’AI a naturellement besoin des informations économiques et professionnelles de la personne. «Nous informons systématiquement l’assuré sur les données que nous collectons, auprès de qui et à quelle fin, explique Catherine Foglietta. L’assuré peut en tout temps accéder à son dossier et en rester maître. Quant à l’employeur, seules les tâches que l’assuré peut accomplir ou non selon sa santé, ainsi que la capacité de travail, lui sont indiquées.»
C’est l’été. Après trois mois d’errance et de démarches pour se soigner, Samuel respire enfin. Il a le sentiment que sa convalescence – la vraie – démarre maintenant. La reprogrammation de son disque dur interne avance, induisant de nombreux changements dans sa vie et son rapport au travail. Ce burn-out, il s’en souviendra longtemps: «Il m’a marqué au fer rouge.» Samuel souffle donc, se projette dans l’avenir et dans un nouveau poste à l’automne. En attendant, il prend soin de lui. Vraiment.
Consentement, échanges d’informations, droit du patient: le triptyque assureur-médecin traitant-patient interroge.
Anne-Sylvie Dupont est professeure de droit des assurances sociales aux universités de Neuchâtel et de Genève. Lorsqu’il s’agit d’explorer et de discuter de l’implication des assureurs privés et sociaux dans les cas de burn-out, elle fait preuve de la plus grande prudence, tant il y a «une réponse par assureur et par cas». Néanmoins, le triptyque assureur-médecin traitant-patient soulève plusieurs questions sous l’angle de la protection des données. Parmi elles, le droit du patient et son obligation de lever le secret médical dans le cadre, par exemple, d’une expertise psychiatrique mandatée par l’assurance perte de gain. Mais aussi le consentement et l’échange d’informations entre les assureurs privés et sociaux.
Quels sont les droits des patients?
«Le conflit entre les médecins et les assureurs dure depuis longtemps. Ce n’est pas une histoire de gentils et de méchants. Quand vous êtes médecin de famille, vous évoluez dans une alliance thérapeutique avec le patient. A l’inverse, le rôle du médecin expert mandaté par l’assurance ne s’inscrit pas dans une démarche empathique. Son rôle est de déterminer si, au jour de l’expertise, la personne est capable de retourner au travail ou pas. Ce n’est pas du tout la même démarche. Et, parfois, ces deux postures s’opposent. Il y a des experts plus bienveillants que d’autres. Le problème, avec les experts, c’est qu’ils interviennent souvent dans un moment de détresse et de fragilité. Ils doivent donner à l’assureur une réponse qui n’est pas nécessairement celle qu’attend la personne assurée. Cela peut être perçu comme un désaveu, une absence de reconnaissance, avec la conséquence d’aggraver le problème. Parfois, cela peut être soutenant aussi, car l’expert peut formuler des propositions utiles pour l’évolution de la situation.»
Le domaine de l’assurance perte de gain est un secteur déficitaire de l’assurance privée. On comprend mieux pourquoi les assureurs sont peu enclins à jeter l’argent par les fenêtres. «Mais il est vrai que la relation entre une personne à l’arrêt et l’assurance est déséquilibrée. D’un côté, vous avez une personne en grande fragilité qui touche 80% de son salaire en indemnités journalières. Cette personne est donc dans un stress économique. De l’autre, vous avez un assureur qui, sur le simple rapport de son médecin expert, peut décider de ne plus indemniser et exiger une reprise du travail. Et au milieu de tout cela, vous allez peut-être avoir l’assurance invalidité, qui doit encore instruire le dossier avant d’indemniser.»
La personne en arrêt se retrouve ainsi sans ressources. Elle peut contester le verdict du médecin expert, mais cela implique le plus souvent d’engager un avocat et de contester factuellement chaque élément de la conclusion du rapport. «Il va falloir ensuite mener un procès pour prouver l’incapacité de travail. C’est long, coûteux et c’est compliqué à faire pour la personne dans une période de sa vie où elle éprouve de la fragilité. Cela peut conduire à une aggravation de son état de santé et à la sollicitation de l’aide sociale. Tout cela peut coûter extrêmement cher à la collectivité. C’est donc toute la société qui est perdante dans ce type de cas.»
Quid de la protection des données?
La personne qui dépose une demande de prestations auprès d’une assurance sociale (AI, par exemple) doit exposer sa situation de manière précise. En signant le formulaire d’annonce, elle donne le pouvoir aux acteurs impliqués (employeurs, médecins, assurances) de communiquer entre eux pour obtenir les renseignements nécessaires au droit aux prestations. La loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA) prévoit l’obligation de garder le secret à l’égard des tiers (employeurs, par exemple) pour les personnes qui participent à l’exécution des assurances sociales. Une disposition limite à l’égard de la protection des données: «Personnellement, je trouve problématique que vos données soient libres dès que vous signez une demande d’AI. Mais c’est inscrit dans la loi. Il semble d’ailleurs politiquement admis que, à partir du moment où vous demandez des prestations, vous acceptez de livrer vos données. Il est donc vrai que le dossier de l’assureur peut se retrouver rapidement dans le dossier de l’AI. Ce même dossier peut, à la rigueur du droit, tomber entre les mains d’autres services de l’administration. Je trouve que c’est une mauvaise chose.»