Pour Ariel Lüdi, «les innovations technologiques fonctionnent par cycles. A chaque fois, au début, on voit apparaître un nouveau concept dont tout le monde parle, puis ce concept devient omniprésent, si banal que sa présence est considérée comme acquise par tous». L’investisseur zougois, qui a fait fortune en vendant son entreprise de commerce en ligne à SAP, cite en exemple le cloud. Il y a dix ans, c’était un sujet dont seuls les geeks parlaient. Aujourd’hui, même pour les CEO les moins férus de technologie, il est clair que leur informatique s’envolera un jour dans les nuages de Microsoft, de Google, d’Amazon ou de Swisscom.
Aujourd’hui, le même processus a lieu avec le «deep learning», l’apprentissage machine basé sur des algorithmes open source. Il est sur le point de devenir incontournable. Il permet à des entreprises telles que yo|koy (39e rang), Neural Concept (48e rang), Archilyse (58e rang) ou Altoida (72e rang) de proposer des modules prêts à l’emploi pour créer des plateformes auto-apprenantes, qui s’amélioreront toutes seules.
Les outils de demain
Pour Ariel Lüdi, c’est clair: «Le cloud et le machine learning ont façonné le monde de l’IT au cours de la dernière décennie.» Les deux technologies apportent des gains de productivité considérables pour tous les utilisateurs. Encore plus importants dans l’écosystème des start-up, où les investissements en hardware restent importants. En effet, la qualité de ces algorithmes en open source, constamment remis à jour, permet de raccourcir le développement et le délai de commercialisation, qui passe de plusieurs années à quelques mois seulement.
Les fondateurs de yokoy, par exemple, se sont lancés en mars 2019. En septembre, leur plateforme était déjà en ligne. L’un des cerveaux derrière cette prouesse s’appelle Devis Lussi. Il a obtenu son doctorat en physique au CERN à Genève puis a travaillé pendant quatre ans dans l’équipe d’analyse des données de EY, le grand cabinets de conseil, avant de faire le choix de l’indépendance.
Le cloud et le machine learning ont façonné le monde de l’IT cette dernière décennie.
L’analyse de données, c’est aussi le domaine de yokoy. Sa plateforme numérise et automatise les sorties de fonds de ses clients, de la saisie des documents, la validation et l’enregistrement dans le système ERP à la récupération de la TVA auprès du bureau des impôts. «L’intelligence artificielle est utilisée tout au long du processus», explique Devis Lussi, CTO de la jeune pousse. Des algorithmes d’apprentissage convertissent les photos des reçus prises par un smartphone en texte lisible et les évaluent, en fonction de l’emplacement du magasin ou du restaurant, de son numéro de TVA, de la devise utilisée, du montant du pourboire et du montant total de la facture.
Aujourd’hui, yokoy travaille pour des entreprises comme le chocolatier Kägi ou la banque Swissquote. Le nombre de factures traitées croît de jour en jour. Ce qui n’est même pas un sujet de discussion, assure Devis Lussi. La puissance de calcul peut en effet être augmentée sans problème. «La capacité du cloud est pratiquement illimitée et si les coûts augmentent, cela signifie que notre chiffre d’affaires augmente parallèlement».
La puissance de calcul actuellement disponible permet aux start-up de proposer rapidement leurs services à des grands clients internationaux. C’est la stratégie d’entreprises comme Beekeeper (qui a fait partie de notre TOP 100 en 2016 et 2017) ou Coople (TOP 100 de 2012 à 2014). Mais la technologie du cloud fournit également la base technique pour l’automatisation des processus à l’intérieur des entreprises. Les modèles SaaS (Software as a Service) révolutionnent des secteurs entiers. Ils sont utilisés par 10 start-up de notre TOP 100.
Se concentrer sur la valeur ajoutée
L’une d’entre elles s’appelle PriceHubble, classée cette année au 24e rang. Ses fondateurs ont développé un processus d’évaluation dans le secteur immobilier. Leur plateforme analyse des données de plusieurs millions de propriétés en Europe et en Asie, que ce soient des informations sur la localisation, le potentiel de développement ou les prix locaux.
En outre, le système gère en permanence les feed-back des utilisateurs. «Il analyse la différence constatée entre ses propres évaluations et les prix effectivement réalisés, et s’améliore à chaque fois», explique le cofondateur de l’entreprise, Markus Stadler. La jeune pousse n’a pas eu besoin de développer elle-même les modèles mathématiques et les systèmes de classification sous-jacent à sa plate-forme. Ils proviennent de plusieurs centaines de bibliothèques accessibles en open source. «Tout l’art est ensuite de relier ces algorithmes entre eux, de les développer, et de les alimenter avec les bonnes données», poursuit-il.
Ariel Lüdi est actuellement impliqué dans une vingtaine de start-up. Il estime que «grâce au cloud et à ces bibliothèques en open source, les jeunes entrepreneurs peuvent immédiatement se concentrer sur l’essentiel: la valeur ajoutée qu’ils apportent à leurs clients».
Voilà pour aujourd’hui. Et pour demain? Quels outils les jeunes entrepreneurs utiliserons-t-il pour lancer des projets en 2025? Pour Ariel Lüdi, un bon candidat s’appelle «Distributed-Ledger-Technology», un registre décentralisé simultanément synchronisé sur un réseau d’ordinateurs. Comme la fameuse blockchain. «Totalement surestimé pour le moment, estime l’investisseur, mais le concept va faire son chemin.»
La nouvelle norme de téléphonie mobile 5G, quand elle sera complètement déployée, offrira également un grand potentiel. Si la population accepte cette nouvelle norme et que les entreprises investissent dans du matériel compatible, la 5G débouchera sur des modèles commerciaux totalement nouveaux, notamment dans le domaine de l’internet des objets ou de la mobilité autonome. Des entreprises telles que Sevensense Robotics (38e rang) ou Ecorobotix (Top 100 en 2016) montrent la voie.
Développement mondial en ligne de mire
«Incroyable, s’enthousiasme Patrick Trinkler, je n’ai jamais rien vécu de tel!» Le fondateur de la start-up vaudoise CYSEC (62e rang) est dans le business depuis vingt ans, mais il a été soufflé par l’intérêt manifesté par les visiteurs du Fintech Festival qui s’est tenu à Singapour. Son serveur haute sécurité, qui gère les données et les applications sensibles, a fait le buzz. D’ailleurs, il a décidé de louer un espace de coworking sur place. D’ici à la fin de l’année, il veut s’installer dans ses propres bureaux en Extrême-Orient.
Les innovations suisses jouissent d’une excellente réputation à l’international.
«L’innovation venue de Suisse jouit d’une excellente réputation à l’étranger», affirme Felix Moesner. Le responsable du réseau de promotion Swissnex en Chine vit à Shanghai depuis 2017 et a déjà aidé plus de 200 start-up helvétiques, leur fournissant des informations et des contacts, essentiels dans un pays qui compte des milliers d’incubateurs et de parcs d’innovation.
L’économie suisse génère 40% de sa valeur ajoutée à l’étranger. Un chiffre probablement encore plus important parmi les jeunes pousses, et qui ne cesse de croître. C’est que leur écosystème est fortement orienté vers l’exportation. Selon une étude de l’agence de promotion Innosuisse, 60% opèrent à l’étranger.
Il n’est qu’à regarder certaines des start-up les plus prospères de la décennie. Pour elles, le marché intérieur ne génère qu’une fraction du chiffre d’affaires. Des entreprises comme Scandit (TOP 100 de 2011 à 2014), GetYourGuide (TOP 100 de 2011 à 2013) ou Optotune (lauréat en 2011) ont proposé des business plan qui ne peuvent fonctionner qu’à l’échelle mondiale. On peut même aller plus loin. Ava (TOP 100 de 2015 à 2019) ne s’est pas intéressée à la Suisse, pas même comme marché test. Ses premiers trackers de fertilité ont été commercialisés aux Etats-Unis, par une équipe locale.
Recherche de partenaires et investisseurs
«En Chine, les jeunes entreprises suisses recherchent avant tout des partenaires et des investisseurs», note Felix Moesner. Elles recherchent aussi la proximité de la plus grande base industrielle manufacturière du monde. Le spin-off vaudois de l’EPFL, Rovenso (TOP 100 en 2017), par exemple, commercialise des robots d’inspection depuis Shenzhen. Ses machines autonomes patrouillent dans les locaux des clients et détectent les événements inhabituels tels que les fuites ou l’intrusion de personnes non autorisées.
Instimatch Global (77e rang) s’est spécialisé dans les services financiers. Son nom même symbolise l’ambition mondiale de l’entreprise. «Nous voulons devenir la référence internationale pour les trésoriers des entreprises et des pouvoirs publics», assure son CEO Daniel Sandmeier. Actuellement, plus de 100 entités effectuent des transactions sur le marché monétaire par l’intermédiaire de sa plateforme, avec un volume quotidien allant jusqu’à 5 milliards de francs. Une plateforme programmée en Inde, alors que le développement du marché se fait à partir de Zurich, Londres et Doha.
Pour les jeunes entrepreneurs sans réseau dans les marchés qu’ils veulent conquérir, la Confédération et quelques institutions privées ont mis en place plusieurs programmes de soutien au cours des quinze dernières années. Les Venture Leaders, par exemple, mettent en contact des start-up sélectionnées avec des investisseurs et des clients potentiels lors de visites des grands centres de l’innovation mondiale. Depuis 2005, la région de Boston. Ensuite, en 2014, la Chine et New York. La Silicon Valley a été ajoutée en 2017 et Barcelone en 2019.
Innosuisse a lancé en 2010 ses «Market Entry and Validation Camps». Aujourd’hui, ils se déroulent aux Etats-Unis, en Chine, en Grande-Bretagne, en Inde et au Brésil. De plus, en 2018, la Confédération a organisé des salons pour les jeunes entreprises.
Lorsque des start-up suisses se rendent en Chine avec Venture Leaders ou Innosuisse, leur hôte est dans les deux cas Felix Moesner. Ce Suisse de 52 ans a commencé sa carrière comme «ouvreur de porte» pour les jeunes pousses helvétiques au Japon, avant d’arriver en Chine via Boston. À Tokyo, il a été conseiller scientifique de l’ambassade de Suisse. Aujourd’hui, il anime une équipe de 18 collaborateurs et dispose d’un bureau au 22e étage d’un gratte-ciel dans le centre de Shanghai.
«L’impact international des start-up suisses est énorme», assure Felix Moesner. Pour preuve, il cite le dernier salon de l’électronique CES Asia qui s’est tenu en juin 2019. Pratiquement aucun autre pays n’a reçu plus de prix que la Suisse. Parmi les six produits récompensés, on trouve la solution d’impression 3D de Spectroplast (TOP 100 en 2019) et les robots industriels de Rovenso.
Attractivité et professionnalisme
Il y a neuf ans, dans le tram, Karim Maizar lisait un article du journal «20 Minutes» sur le Startup Desk de l’Université de Zurich. L’avocat a appelé et demandé si les jeunes entrepreneurs auraient par hasard besoin de conseils juridiques. Aujourd’hui, Karim Maizar dirige les dix membres du Startup Desk du cabinet d’avocats Kellerhals Carrard et assure qu’ «il est maintenant admis que les jeunes pousses, elles aussi, ont besoin de conseils juridiques».
Si l’écosystème s’est professionnalisé sur le plan juridique, la préparation en amont des jeunes entrepreneurs s’est aussi bien améliorée. «Depuis quelques années, ils sont plus au point lorsqu’ils débutent la première phase de notre programme Venture Kick, confirme Philip Hassler, codirecteur général. La nouvelle génération a un bien meilleur accès aux outils et aux experts.»
Cerise sur le gâteau, l’écosystème attire de plus en plus de grands noms de la politique, des affaires et du sport. Roger Federer est partenaire de la marque de chaussures de course On (TOP 100 de 2013 à 2015). Le footballeur Stephan Lichtsteiner est l’ambassadeur de la start-up UrbanAlps (TOP 100 en 2018). L’ancien conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann est depuis peu membre du conseil d’administration de l’incubateur CV VC de Zoug et l’ancien CEO de Novartis, Daniel Vasella, siège au conseil d’administration de la start-up de biotechnologie Numab depuis octobre 2019 (TOP 100 en 2013 et 2014).
Des noms aussi réputés augmentent l’attrait de tout le secteur des start-up suisses, ce qui facilite le travail de prestataires de services hautement spécialisés comme Karim Maizar. L’avocat de 42 ans conseille principalement ses clients sur les arcanes du financement, les programmes de participation des salariés et la cession des parts. Son équipe a accompagné 80 tours de financement l’année dernière, dont un tiers en Suisse.
«Aujourd’hui, les grandes entreprises jouent un rôle plus important que par le passé», explique Karim Maizar. Les groupes pharmaceutiques, industriels ou médiatiques observent les jeunes pousses avec beaucoup d’attention et de manière très systématique. Nombre d’entre eux s’engagent également en tant qu’investisseurs stratégiques. Avec comme conséquence que six des dix meilleures start-up du TOP 100 de 2011 ont été rachetées par ces grands groupes.
Aujourd’hui, les grandes entreprises jouent un rôle plus important que par le passé.
Les gros acteurs et les jeunes pousses se fréquentent d’ailleurs de plus en plus. Grâce, par exemple, aux «Scale Up Bootcamp» soutenus par digitalswitzerland et la Fondation Gebert Rüf, où start-up et entreprises confirmées peuvent se rencontrer et coopérer. Mais les transferts ont également lieu au niveau du personnel. Anne Schmidt, par exemple, était chef de projet chez Novartis avant de démissionner et de fonder la start-up de biotechnologie Elthera.
L’immunologiste a proposé à Dominik Escher la présidence du conseil d’administration. Ce dernier avait fondé la société Esbatech avant de la vendre à un grand groupe pharmaceutique pour 590 millions de francs en 2009. Comme Michael Born – anciennement Dacuda, aujourd’hui PXL-Vision (28e rang) – il appartient à l’espèce rare des entrepreneurs en série qui restent dans l’écosystème et transmettent leur expérience en tant qu’investisseurs, membres de conseils d’administration ou CEO.
Anne Schmidt travaille sur un anticorps qui se lie à une molécule très spécifique que l’on trouve à la surface des tumeurs solides. Parallèlement, elle cherche l’argent nécessaire pour entamer la phase préclinique, prévue pour 2021. «Pour y arriver, explique-t-elle, je m’appuie sur mon expérience et sur le réseau que j’ai constitué au cours des 25 dernières années.».
Il y a dix ans, Anne Schmidt aurait été une bête curieuse sur la scène suisse de l’innovation. Mais les entrepreneurs qui se lancent après avoir passé la cinquantaine ne sont plus une rareté. Par ailleurs, la proportion de femmes ne cesse d’augmenter. La plateforme Startupticker.ch a recensé, en mars dernier, 120 patronnes de start-up. Deux d’entre elles, Daniela Marino et Dorina Thiess, sont sur le podium de notre TOP 100 cette année.
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